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Kazé manga: un bilan trois ans après le rachat par les Japonais

27 août 2012 |

Cela fait maintenant trois ans que deux géants japonais ont racheté l’ambitieux éditeur français Kazé. À l’occasion de Japan Expo 2012, nous avons rencontré Raphaël Pennes, le directeur éditorial de Kazé manga, pour tirer un premier bilan et évoquer les perspectives d’avenir.

kaze_pennes_photoTrois ans après le rachat par Shûeisha/Shôgakukan/Shopro, quel bilan pouvez-vous dresser?
Les débuts furent très difficiles car il y avait beaucoup de facteurs à prendre en compte : ceux humains, éditoriaux et ceux liés aux sociétés. Nous avons dû apprendre à travailler ensemble et sommes d’ailleurs toujours en train de progresser là-dessus. Nous étions déjà une importante société; après le rachat par ces deux géants japonais, nous sommes maintenant une grosse maison. Cela implique des impératifs et une certaine lourdeur. Nous avons réussi à fusionner les équipes, qui sont désormais plus larges et mieux organisées. Suite à ce rachat, nous publions nos mangas plus rapidement et les livres sont de plus grande qualité. Je crois et j’espère que nous figurons parmi les meilleurs. Le mauvais côté est que nous sommes tributaires des politiques du groupe. Beaucoup de choses sont décidées au-dessus de nous et nous avons parfois du mal à suivre… Enfin, je sais que l’arrivée du groupe Shûeisha/Shôgakukan/Shopro a engendré des tensions et du stress dans le milieu: nous ne sommes pas forcément bien perçus par les autres éditeurs, mais cela fait partie des contraintes de la société, nous devons faire avec.

kaze_kidsShûeisha vous donne la priorité sur ses titres. Comment cela fonctionne-t-il ?
Nous n’avons pas une priorité absolue, mais une « première option » qui fonctionne selon deux principes. Le premier : si un titre nous intéresse, on l’acquiert. Le second : nous sommes prévenus dès qu’un éditeur veut un titre et avons alors le choix de le prendre ou de leur laisser. La politique d’auteur adoptée par certains éditeurs ne nous empêchera donc pas de publier les prochains titres de ces mangakas. En revanche, nous laisserons aux éditeurs les œuvres dérivées d’un titre publié en français et écrit par le même mangaka. Par exemple, la suite de Shaman King (Shaman King Flowers – ndlr) sera à Kana s’ils souhaitent l’acquérir. Mais, comme vous l’avez vu, nous avons annoncé Rock Lee et Chopperman qui sont deux séries mettant en scène des personnages de grosses séries existantes (respectivement Naruto et One Piece – ndlr). Ce n’est pas contraire à notre politique car il s’agit de nouvelles séries, dessinées par d’autres auteurs. En effet, en manga, on achète un titre et non une « licence », ce n’est pas le même principe qu’avec l’animation. Mais attention, ces deux séries seront travaillés avec les traducteurs et éditeurs français qui publient les séries mères, de manière à proposer les adaptations les plus appropriées.

Kazé appartient à des Japonais, Pika s’est rapproché de Kôdansha… N’avez-vous pas peur de bloquer le marché ? N’est-ce pas également un manque de respect envers le travail effectué par les éditeurs français depuis des années ?
Je ne dirais pas que ce sont seulement les éditeurs qui ont permis au manga de fonctionner en France. Ce sont surtout les titres qui ont marqué le marché. Alors certes, rien n’aurait été fait sans les éditeurs, mais ils ne sont pas les seuls responsables du succès du manga. Je ne pense donc pas que ce qui se passe est un manque de respect. C’est la logique du monde capitaliste actuel. kaze_punchEn général, un marché naît avec des acteurs locaux. Ensuite, si celui-ci décolle, il attire directement les créateurs originaux. On a pu le voir pour les DVD et jeux vidéo. Pour le manga, c’est la même chose ! En plus, le marché japonais est en recul depuis des années, les éditeurs nippons cherchent donc à se développer à l’international. Ils sont déjà implantés aux États-Unis depuis des années et le marché français est le deuxième mondial… C’est une suite logique. Shûeisha/Shôgakukan/Shopro et Kôdansha sont en concurrence sur leur territoire depuis des décennies et maintenant aux Etats-Unis. Avec Viz Europe, Shûeisha et Shôgakukan ne font que répondre à Kôdansha qui se renforce chez Pika. Mais le marché ne va pas exploser pour autant. Les autres éditeurs ont toujours accès aux catalogues de ces trois éditeurs, et il ne faut pas oublier qu’il y en existe plein d’autres au Japon. Je ne dis pas que ça va être facile pour eux, il va falloir qu’ils évoluent pour proposer des titres forts. J’espère que cela va, à terme, renforcer le marché.

Vous évoquiez en fin d’année 2011 votre ambition de proposer 25 titres par mois pour 2015, et vous venez d’annoncer 12 nouveautés d’ici la fin de l’année 2012. Vous n’avez pas peur de perdre les lecteurs et les journalistes ?
D’abord, contrairement à beaucoup, je ne pense pas que ce sont les critiques qui font vendre un manga. Si Animeland, Coyote ou tout autre magazine ou site spécialisé fait une bonne chronique, ce n’est pas une garantie de bonne vente ! C’est la qualité du titre qui va lui permettre de fonctionner ou pas. Beaucoup d’autres facteurs entrent en jeu. Il y a le marketing, la déclinaison d’une série sur différents supports. Les adaptations en jeux vidéo et en dessins animés sont très porteuses et permettent de pratiquer le cross-market. Ensuite, je pense qu’il faut laisser le temps aux titres de s’installer, de trouver leur public. Un bon manga va fonctionner par bouche à oreille, c’est une véritable course de fond que nous devons mener.

kaze_levelCela ne risque-t-il pas de saturer le secteur ?
Certes, nous annonçons 12 titres pour les 7 prochains mois, mais beaucoup sont des one-shot ou des séries courtes. Il n’y a pas de séries longues qui pourraient noyer le marché. Level E est une série de Yoshihiro Togashi [l’auteur de Hunter x Hunter – ndlr] que les lecteurs attendent depuis des années. Le Cœur de Thomas est un titre de niche qui répond à une volonté éditoriale et à l’actualité forte de Moto Hagio, qui est venue plusieurs fois en France durant cette année. Nous sommes fiers d’être le premier éditeur à publier une oeuvre de cette mangaka, et il y en aura d’autres. Tiger & Bunny est un titre sur lequel nous travaillons depuis un an avec l’anime. Il est très rattaché à sa version animée et cela nous permettra de faire de la « cross-promotion » intelligemment. Pour les deux titres de la collection Kids déjà évoqués, ils sortiront lors du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil. Les autres sont des mangas courts d’auteurs que nous avons déjà publiés. Notre but est clairement de répondre aux attentes du public et à l’actualité, en sortant des titres attendus et en réduisant le rythme de parution entre le Japon et la France, tout en proposant ici ou là des coups de cœur. Depuis fin 2011, nous avons revu nos ambitions à la baisse suite à un début d’année difficile. Nous allons donc pousser nos titres et attendre que les ventes progressent avant d’augmenter le nombre de parutions. Nous avons beaucoup de séries en cours et nombreuses sont celles qui tirent autour des 1000 exemplaires. Nous les maintenons par respect pour les auteurs et éditeurs japonais et nous n’arrêterons de toute façon jamais une série en cours de route. Ainsi, en 2013, nous n’aurons que 10 nouveautés avec un rythme de 16 à 17 sorties par mois.

Cela entraînera-t-il, à terme, un élargissement de l’offre ?
Kazé est un label grand public, tout comme ses maisons mères. Le marché est clair : le shônen représente 70% des ventes, le seinen entre 13 et 15% et le shôjo entre 15 et 17%. Le shônen se maintient alors que les ventes seinen et shôjo baissent… Comme il y a actuellement beaucoup trop de shôjo qui sont lancés, nous avons décidé de rester raisonnables avec un nouveau titre par trimestre. Nous continuerons avec beaucoup de boy’s love et de shônen car c’est ce que le public demande.

kaze_blackAprès un long arrêt de la publication de Black Jack, la série continue enfin. Et un titre de Moto Hagio est annoncé. Comptez-vous continuer dans l’édition d’œuvres du patrimoine?
Pour Black Jack, nous avions de très faibles ventes et de hauts coûts de fabrication. Nous avons donc décidé de renégocier les droits avec Tezuka Production et de réduire les coûts en imprimant à l’étranger. Les négociations ont pris deux ans et nous avons trouvé une solution commune en janvier. Ainsi le huitième volume sortira en septembre tout comme la réédition du premier tome qui était en rupture. Nous souhaitons clairement poursuivre cette collection de classiques, mais nous ne nous imposons pas de rythme. En effet, le marché est saturé de titres de ce genre. Kana a été très actif, et Glénat, Sakka, IMHO ou Le Lézard noir en proposent régulièrement. En plus, chez Kazé manga, nous ne sommes pas reconnus pour travailler cette catégorie de manga; nous rebondirons donc sur l’actualité et nos coups de cœur pour alimenter cette collection.

Cédric Littardi est parti depuis peu et a été remplacé par Hyoe Narita à la tête de Kazé. Ce dernier a beaucoup travaillé à l’international et pour le manga numérique. Il a aussi dirigé un magazine seinen… Qu’est-ce que son arrivée va entraîner ?
Hyoe Narita est un homme de terrain, d’action et d’initiative. Il a été éditeur pendant 15 ans au Japon, il a créé Viz Media Amérique, qui est à présent le premier éditeur de mangas aux États-Unis. Il a lancé des initiatives dans le numérique. Il a permis la mise en place de magazines de prépublication papier comme Shonen Jump ou Shôjo Beat, et aussi le Shonen Jump Alpha [prépublication numérique en anglais de titres du Shonen Jump, décalée de seulement deux semaines par rapport au Japon – ndlr]… Il va donc forcément changer des choses et insuffler des projets forts. Pour l’instant, il est trop tôt pour apprécier son influence, mais les premiers changements devraient arriver vers la rentrée.  Il agira sur la stratégie globale de l’entreprise, ce qui se traduira certainement par une présence et une visibilité encore plus fortes de Kazé..

kaze_ibookstoreVous avez été les premiers à vous lancer dans le numérique, mais les offres sont encore peu nombreuses. Comment voyez-vous ce nouveau marché potentiel?
Tout le monde cherche un équilibre. Il faut d’abord comprendre comment les lecteurs veulent consommer le numérique. Il faut aussi qu’ils soient équipés de liseuses ou tablettes… En plus, le piratage est bien trop présent, il faut changer les mentalités. Tout cela est donc très difficile et je pense qu’il n’y aura pas grand-chose de très construit avant 2 ou 3 ans.

Maintenant que vous avez un accès privilégié aux catalogues de vos maisons mères, envisagez-vous de vous lancer dans un magazine de prépublication proche de la publication japonaise ? 
Nous n’avons pas l’intention de nous lancer dans la presse papier car nous n’en avons pas l’expérience. De plus, la prépublication de manga n’a jamais rencontré de succès en France, comme le montre l’arrêt de tous les magazines, dont Be x Boy il y a peu. En revanche, la prépublication digitale est une tout autre question. Et sûrement une bonne solution car elle permettrait de suivre les prépublications japonaises en léger décalé, tout en contrant le scantrad. A priori, un décalage de deux semaines semble possible à gérer. En tout cas, il y a une attente là-dessus et nous ferons en sorte d’y répondre au mieux dans les 2 ans à venir.

kaze_beybladeBeyblade Metal Fusion est votre meilleure vente en 2011. Quels sont vos projets pour ce public jeune qui sera votre lectorat de demain ?
Notre but est de faire découvrir l’imagerie japonaise à ces enfants. Cela se fera par les mangas et la télévision. Le marché du manga vieillit et nous peinons à recruter de nouveaux lecteurs… Il faut donc habituer les jeunes très tôt à cette culture. Nous voulons leur faire découvrir peu de titres, mais de bonne qualité.

Dominique Véret (éditeur chez Akata) rappelait dans l’interview qu’il nous a accordée (partie 1, partie 2) que les traducteurs de mangas étaient mal payés. Comment cela se passe-t-il dans un grand groupe comme Kazé ?
Dominique Véret a raison, c’est un sujet qui est au cœur du métier ! Les traducteurs ont généralement des salaires qui n’ont pas augmenté depuis 5 à 10 ans et sont donc sous-payés. Pour moi, un traducteur est un auteur à part entière. C’est lui qui contribue le plus au succès du livre, en lui insufflant tout le plaisir de lecture. Chez Kazé manga, nous travaillons avec les meilleurs traducteurs de la place et leur reversons des royalties sur chaque vente. Peu d’éditeurs le font et cela crée des tensions. En plus, le marché est en recul, il est donc difficile de les augmenter. Certains titres en pâtissent: ils n’ont pas la traduction qu’ils méritent par manque de moyens !

Quelles sont vos perspectives pour l’année à venir ?
Nous souhaitons garder le même nombre de sorties mensuelles. Nous souhaitons également travailler en synergie avec les autres éditeurs sur les titres qui nous lient. Ce sera le cas pour Chopperman et Rock Lee, mais cela a déjà été le cas avec Glénat pour l’exposition Shonen Heroes. Je pense que nous ne sommes pas de simples concurrents et que nous devons collaborer : tout le monde y gagnerait. Nous continuerons à publier dans le respect des auteurs et des éditeurs japonais et français, et répondrons encore plus aux attentes des lecteurs, notamment en réduisant le temps entre les sorties japonaises et françaises. Cela amènera forcément une réponse positive, car c’est ce qui freine le marché.

Propos recueillis par Rémi I.

Merci à Raphaël Pennes (directeur éditorial de Kazé Manga), Jérôme Chélim (attaché de presse) et à l’équipe de Japan Expo.

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