À Cherbourg, Nicolas de Crécy ouvre ses villes
La 11e Biennale du 9e art de Cherbourg célèbre jusqu’au 15 octobre Nicolas de Crécy, avec comme fil rouge un élément omniprésent de son œuvre, la ville. Un parcours hypnotique du Japon à la Normandie en passant par le Mexique.
Entrer de son vivant dans une institution muséale, voila un honneur que Nicolas de Crécy reçoit avec fierté et humilité. L’exposition que lui consacre le musée Thomas Henry de Cherbourg, dans le cadre de la 11e Biennale du 9e art, est une rétrospective de 30 années de productions graphiques, sous le signe des décors urbains. L’accrochage est d’envergure (une centaine d’œuvres, la plupart des originaux), centré sur l’illustration – on ne trouve que quatre planches de bande dessinée du Bibendum céleste – et s’appuyant sur des techniques variées – plume, pinceau, fusain, aquarelle, peinture à l’huile, acrylique, gravure. La présence d’originaux donne toute leur force aux couleurs, que les livres ont presque toujours du mal à reproduire fidèlement.
Le parcours des « Étranges cités de Nicolas de Crécy, chronologique, démarre par des salles consacrées au Bibendum céleste (1994) et à sa ville imaginaire de New York-sur-Loire (2005). Il enchaîne avec les vues du Japon réalisées pendant les cinq mois de résidence de l’artiste à la villa Kujoyama (2008), puis avec les dessins du carnet de voyage mexicain pour les Travel Books Louis Vuitton (2017) et des recherches récentes d’associations entre détails architecturaux et végétation. L’exposition s’achève avec 48 œuvres inédites dessinées pendant une résidence de dix jours à Cherbourg, en octobre dernier. Ces cinq espaces ont pour fil conducteur la représentation de la ville, sujet inépuisable pour Nicolas de Crécy.
« Je n’ai jamais eu de difficultés à dessiner des villes, précise l’artiste. Pour moi, c’est comme des vacances graphiques. J’ai mémorisé tout un système d’architecture, de fenêtres, d’encorbellement. J’ai comme une banque d’images dans ma tête, que je peux utiliser dans tous les sens possibles. Ça me détend presque de dessiner des villes, ce n’est pas quelque chose de compliqué. Je ne trace jamais de perspectives, je ne fais jamais de mise en place. C’est toujours un dessin très direct, très rapide. »
« En général, je commence le dessin par un détail – ici par exemple le museau du chien en bas à droite – et je ne sais pas du tout ce qui va se passer. Puis je dessine le chien. Comme je ne fais pas de crayonné, contrairement aux bandes dessinées qui demandent plus de mise en place, je laisse mon imagination construire l’image petit à petit, en faisant en sorte de retomber sur mes pattes. C’est un exercice d’équilibriste. J’ai toujours suivi cette méthode très spontanée. Si on regarde bien certaines parties du dessin, rien n’est juste. L’escalier à gauche est très bizarre. Mais ce qui rend le dessin intéressant, c’est précisément ce qui est un peu bancal. »
« Je tiens beaucoup à ce dessin qui fait partie d’une série sur fond noir. Je trouvais intéressant de mettre ces architectures sur un fond noir et éclairées au milieu comme par un spot. Ça crée un contraste et une étrangeté fantomatique que je trouve intéressante. On a le lieu comme s’il était vidé de présence humaine. J’ai fait ça bien avant le confinement, mais on retrouve des atmosphères qui y font penser. Ça fait presque un petit peu peur. Ça s’inspire des photographes qui font des clichés d’usines et de lieux désaffectés. Pour moi c’est très évocateur. J’ai voulu retrouver cette ambiance dans ces dessins-là. »
« J’ai fait beaucoup de croquis sur place pendant ma résidence au Japon. J’ai pu ainsi acquérir un vocabulaire graphique du pays que j’ai réutilisé dans cette série. J’ai repris tous les yôkai [créatures surnaturelles, esprits, du folklore japonais] que j’ai trouvés dans les livres. Je les ai recopiés et réintégrés dans la ville moderne. Pour les Japonais, ce sont des trucs de grand-mères. Ils sont très étonnés de l’intérêt qu’on porte à cette mythologie. »
« Ce qui est bien au Japon, c’est qu’on peut dessiner très librement. Là, j’étais dans un restaurant au dixième ou quinzième étage. Il y avait une baie vitrée avec cette vue et j’ai pu rester deux heures à faire mon dessin tranquillement. Personne ne vient vous embêter pour vous demander si vous voulez un autre café. Après, j’avoue que les fenêtres, je les ai faites une fois rentré ! C’est une vue de Shinjuku, un lieu assez unique. Pour les gens qui dessinent, Tokyo est extraordinaire mais difficile à représenter car très cubique. Il n’y a pas de fioritures. Rien à voir avec une église baroque, que je n’aurais pas de difficulté à représenter. Ici, pas simple de réaliser un dessin qui a un intérêt, parce que le paysage est une suite de carré et de rectangles… »
« Ce dessin a été publié avec une vingtaine d’autres sous forme de leporellos dans Un Monde flottant – Yôkai et Haïkus, chez Soleil. Ici, nous sommes au koyasan [grand centre bouddhiste regroupant plus d’une centaine de temples], qui est un endroit assez extraordinaire, que j’ai visité en été. Pour l’anecdote, je suis parti de photos pour faire ce décor et installer de la neige là où il n’y en avait pas. »
« Cette fascination pour l’architecture, je trouvais très intéressant de l’associer à l’architecture naturelle du végétal. La combinaison des deux offre graphiquement plein de possibilités. C’est une recherche dans ce sens-là, avec des dessins et des techniques de fusain assez classiques. Avec une recherche de lumière, de matière, et cette ambiance un peu étrange sans personnage. Je veux juste représenter ces deux thématiques liées à l’architecture. Je me sers de différentes photos que je trouve par moi-même et que j’associe pour créer des paysages imaginaires. »
« Pour le Mexique, que j’ai parcouru sur 3000 km, il y a très peu de croquis sur le motif, pour diverses raisons et notamment l’état de mon dos. Et pour ce dessin de l’église Santo Domingo à Oaxaca par exemple, il faut du temps. Je l’ai réalisé en atelier, comme la plupart des 160 autres pendant mon séjour mexicain, d’après la photo que j’avais prise sur place. Mais j’avais ainsi pu m’imprégner des lieux, ce qui fait toute la différence avec une image trouvée sur Internet. On se rend bien compte des couleurs par exemple. Oaxaca est à 1150 mètres d’altitude, avec une lumière particulière qui magnifie les nombreux murs peints de la ville. J’ai voulu montrer ce côté coloré et patiné de l’architecture mexicaine. Ici, le mur un peu vert et les damiers bleus du dôme, c’est très riche pour l’œil, c’est un plaisir. »
« Un peu comme pour le Mexique, je me suis promené au hasard dans la ville de Cherbourg. Quand quelque chose m’intéressait, je m’arrêtais et je le dessinais. Le travail d’aquarelle est réalisé ensuite à l’atelier. C’est toujours un petit peu lent et contraignant de faire le travail des couleurs, qui pour cette série peuvent ne pas être très réalistes, suivant l’atmosphère que je veux donner. Ce qui peut être fait sur place, c’est de choisir de crayons de couleurs différentes pour donner des effets de couleurs au moment du croquis. Dix jours, c’est un peu court pour sentir une ville, mais c’était l’idée de faire des instantanés visuels, de dessiner de manière réaliste ce que j’avais devant les yeux. En variant les techniques. Ici du stylo bille, là un stylo japonais à encre, du crayon, de la gouache, de l’aquarelle. »
Texte et photos : Thierry Lemaire
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Exposition « Étranges cités de Nicolas de Crécy ».
Musée Thomas-Henry de Cherbourg-en-Cotentin.
Jusqu’au 15 octobre, entrée 6 €.
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