Une enfance coréenne vue par Yoon-sun Park
A Séoul dans les années 80, une fillette supporte la pression d’une société et d’un système scolaire obsédés par la réussite, quitte à oublier ses valeurs morales. Dans Sous l’eau, l’obscurité, la Coréenne Yoon-sun Park raconte avec intelligence et sensibilité une enfance lourde. Entretien avec cette trentenaire venue travailler en France.
Qui est votre héroïne, Min-sun?
Une petite Coréenne de 8 ans. Elle habite à Séoul dans un quartier appelé Gang-nam, ce qui signifie « au sud de la rivière » – il s’agit de la rivière Han, qui traverse Séoul. Il y a longtemps, il n’y avait rien au sud de cette rivière, tout Séoul était au nord. Mais à partir des années 70, on a commencé à développer cette partie, à construire beaucoup de bâtiments, et les prix ont augmenté. Au début, la partie nord est restée la plus riche, mais la situation s’est peu à peu inversée, jusqu’à ce que le quartier Gang-nam devienne bourgeois. Au moment où se situe mon histoire, ce bouleversement est en cours et la famille de Min-sun vient habiter à Gang-nam. La mère de Min-sun a saisi ce changement et spécule dessus. Les prix des appartements sont déjà très élevés, la famille a payé mais n’a plus grand-chose pour vivre. Ni vraiment pauvre, ni malheureuse, elle est modeste par rapport à ses voisins. Min-sun ne se sent pas très à l’aise dans ce cadre contraignant. Elle est toujours un peu fâchée, sans savoir contre qui.
Comment avez-vous bâti ce personnage ?
Je voulais montrer une petite fille qui se voit comme une victime et n’accepte pas ce rôle. Alors elle cherche quelqu’un pour la remplacer, de plus faible qu’elle. Elle n’est pourtant pas exceptionnellement méchante. On réagit souvent comme elle, c’est ainsi que la violence se répand.
En quelle mesure est-elle inspirée de la fillette que vous avez été ?
Cette histoire n’est pas autobiographique, mais pas mal d’éléments viennent de mon enfance. Le quartier de l’intrigue est celui où nous habitions. Et je détestais certains jeux d’enfants autant que Min-sun ! Comme elle, je n’avais pas beaucoup d’amis et cela ne m’attristait pas. Ma grande sœur voulait devenir nageuse professionnelle ; elle a arrêté parce qu’un jour on lui a trouvé une petite bosse sous le genou, un médecin lui a dit qui si elle continuait ainsi elle ne pourrait plus marcher. Il s’agit donc d’un mélange de choses vraies et d’inventions, tout est recomposé.
Comment décririez-vous le système scolaire et la façon dont la pression sociale s’exerce sur les enfants?
En Corée, on applaudit très fort les gens – enfants et adultes – qui réussissent à l’école puis professionnellement, et on est très sévère ou critique, parfois cruel, avec ceux qui n’y arrivent pas. Et l’on pense que cette attitude est juste. Mais je ne crois pas que la Corée soit le seul pays dans ce cas ! Peut-être courons-nous dans cette direction seulement un peu plus rapidement que les autres? En tout cas, la tendance est mondiale. J’ai l’impression que beaucoup de gens trouvent à mon histoire un côté exotique parce que mes personnages enlèvent leurs chaussures avant de rentrer dans leur salle de classe ou mangent des choses un peu bizarres. Mais à part ces détails, je pense que nos vies sont les mêmes. Il doit y avoir pas mal de petites Min-sun en France, simplement elles gardent leurs chaussures à l’école et ne mangent pas de Kim-chi [un mets traditionnel coréen].
Ce système a-t-il évolué depuis les années 80, et si oui dans quel sens ?
Il est devenu pire. A la fin des années 90, les Coréens ont subi une grave crise économique. Beaucoup de gens ont perdu leur travail. La société ou le gouvernement n’ont pas pu les aider suffisamment. Depuis, on a encore plus peur de l’avenir qu’avant. Cela a bien sûr une incidence sur l’éducation. Les parents veulent encore plus qu’avant envoyer leurs enfants dans les universités les plus en vue. Il faut à tout prix qu’ils puissent obtenir un métier stable. Toute l’énergie de la famille est concentrée sur cela. Et personne ne réfléchit à ce que les enfants veulent vraiment faire, ou à ce pour quoi ils sont doués.
Dans quel cadre avez-vous réalisé cet album?
J’avais déjà réfléchi à cette histoire en Corée mais, du story-board à la fin, tout a été fait à la Maison des Auteurs d’Angoulême. J’y suis venue il y a trois ans, via un programme de résidence pour les auteurs de bande dessinée ou films d’animation. Quand je suis arrivée, j’ai rencontré Sophie Darq, une ancienne résidente qui m’a proposé un cours d’échange français/coréen. Je lui donnais des leçons de coréen et, à chaque fois, j’amenais mes pages de story-board traduites tant bien que mal en français, qu’elle corrigeait. Ce n’était pas si facile, je n’arrivais pas toujours à lui faire comprendre ce que je voulais exprimer. Avec son aide et celle de quelques autres amis français, le livre s’est écrit et traduit peu à peu. Techniquement, je travaille très simplement : je dessine avec un stylo sur du papier. Ensuite je scanne, et j’ajoute une couleur par ordinateur.
Comment êtes-vous venue à la bande dessinée ?
Il n’y avait pas d’artistes dans ma famille. Mais comme j’aimais bien dessiner, nous avons décidé que j’étudierais le « graphic design ». J’ai fréquenté les cours pendant quatre ans, mais il est devenu évident à partir de la troisième année, que je ne deviendrai pas designer. Cela ne m’intéressait pas du tout, je préférais l’illustration. Justement, un magazine m’a confié un petit travail, et j’ai débuté comme ça, en ne gagnant presque rien. A la fin de mes études, j’avais besoin d’argent et j’ai voulu participer à des concours. Pour l’un d’eux, il fallait réaliser une histoire courte en bande dessinée. J’ai essayé et j’ai gagné un prix. Dae-joong Kim, co-fondateur des éditions Saï Comics, est tombé sur cette histoire, m’a contactée et proposé de faire un recueil d’histoires courtes comme celle-là. Seulement, je n’en avais qu’une en stock ! J’imaginais que je pourrais en faire quelques autres rapidement, alors j’ai accepté. Et il m’a fallu quatre ans pour réaliser cet album que nous avons appelé La Porte de la nuit s’entrouvre – il est inédit en français. Quelques jours à peine après son impression, en 2008, je suis arrivée en France, à Angoulême.
Quels sont vos projets ?
Je travaille depuis un an sur L’Homme-chien [image ci-contre], un récit imaginé et abandonné lorsque j’étais en Corée. Je n’osais pas le concrétiser, de peur que l’on me reproche son ton un peu moqueur. En France, j’ai compris que mon inquiétude était un peu exagérée, alors je m’y remets. Il s’agit d’une farce sur un Coréen tranquille, submergé par la course au profit individuel. Il croit qu’il trouvera le repos en devenant fonctionnaire, mais ne réussit pas les concours. Alors il décide de devenir chien policier, « parce que les chiens policiers sont tout de même policiers, et les policiers sont tout de même fonctionnaires ». En fait il apprendra à devenir un vrai chien que personne ne peut distinguer des autres canidés, malgré son gros nez d’humain. Il aimerait passer ses journées à dormir dans son panier, mais il va être rattrapé par des événements politiques entre les deux Corées : ce sera la guerre, et il y jouera un rôle important…
Propos recueillis (par mail) par Laurence Le Saux
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Sous l’eau, l’obscurité
Par Yoon-sun Park.
Sarbacane, 19,50€, le 9 mars 2011.
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Images © Sarbacane – Yoon-sun Park.
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En tant que français nous avons la fâcheuse tendance à énormément ranger dans des cases distinctes sans trop de raisons. Je prends pour exemple « MouseGuard » (« La légende de la guarde » chez nous) de David Petersen qui est considéré comme un Comic aux USA et comme une BD de notre côté (en plus du format un peu bâtard qui ne colle ni aux BD ni aux Comics
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