Ahmed Agne, Ki-oon (1/3) : « Plus aucun éditeur ne peut se centrer que sur des blockbusters »
Ce 9 mars 2020 marque les 16 ans de la première publication des éditions Ki-oon. Nous avons rencontré Ahmed Agne, cofondateur et directeur éditorial de la maison d’édition, pour faire un bilan des débuts à aujourd’hui. L’éditeur ne cesse de grignoter des parts de marchés au trio de tête établi depuis des années et vient de remporter, avec la cofondatrice Cécile Pournin, le tout premier Trophée de l’éditeur de l’année remis par les lecteurs de Livres Hebdo ainsi que le Prix de la série au festival d’Angoulême. Depuis 2016 et la publication de My Hero Academia du mythique magazine Shônen Jump, on ne les arrête plus. Retour sur leur parcours et leur vision du métier d’éditeur.
Ki-oon a été créé le 24 octobre 2003 en banlieue parisienne dans une cité HLM Trappes et votre première publication date du 9 mars 2004. En 16 ans, vous voilà 4e acteur du manga en France avec plus de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires, derrière les mastodontes que sont Glénat (51 ans d’édition, 30 en manga), Hachette (Pika, 20 ans de manga) et Media Participations (Kana, 24 ans de manga) avec de beaux bureaux à Paris et un bureau à Tokyo. Quel regard portez-vous sur ce beau chemin parcouru ?
Dit comme ça, ça peut paraître super impressionnant, mais comme on a toujours eu la tête dans le guidon, on n’a jamais vraiment eu de recul par rapport à cette progression-là. Et je pense qu’on a de la chance, en France, parce qu’ici ce genre d’aventure éditoriale est possible. C’est quelque chose qui serait inenvisageable aux États-Unis ou au Japon, où le monde de l’édition et le système de distribution ne permettent pas à un tout petit indépendant d’émerger à cette hauteur-là, aussi rapidement. Le système nous aide : nous avons la loi Lang, un maillage de libraires très important qui permet de travailler avec les indépendants et qui ne juge pas à la taille ou au chiffre d’affaires, mais à la pertinence ou pas du catalogue d’un éditeur. Tout cela est possible puisqu’on est en France, et ça c’est important de le rappeler.
Heureux d’en être arrivé là ?
Je me sens incroyablement chanceux et gâté de pouvoir faire ce que je veux faire comme j’ai envie de le faire. Et je pense que c’est une des facettes les plus importantes du succès de Ki-oon : cette indépendance, le fait qu’on puisse parler à nos lecteurs et qu’on puisse étoffer notre catalogue vraiment comme on a envie de le faire, sans trop d’entraves.
Vous êtes quand même maintenant à la tête d’une grosse maison d’édition…
Moins petite… !
Est-ce que cela finit par brider un peu ? Car vous avez maintenant des salariés, et vous ne pouvez plus vraiment prendre les mêmes risques que lorsque vous étiez seuls.
Ce qui a principalement changé avec les salariés, c’est que tu dors moins bien la nuit et tu sens une responsabilité que tu n’avais pas avant. Quand c’était juste Cécile et moi, si on foirait, on foirait. On prenait sur notre égo et c’était réglé, on passait à autre chose. Là effectivement, on est une boîte de 23 personnes et on a la responsabilité de nos employés. Mais malgré tout, on a quand même beaucoup plus de latitude qu’auparavant, et on est arrivé à un stade où on a suffisamment de succès divers et variés pour qu’un gros échec ne remette pas en cause la pérennité de l’entreprise.
Justement, c’est ça la force de Ki-oon, c’est que vous avez beaucoup de titres qui font de gros chiffres de vente.
C’est vrai que Ki-oon est un éditeur qui a construit son succès en multipliant les middle-sellers. On a toujours eu cette culture-là, et on l’a eu pendant très longtemps, puisque de toute façon, jusqu’à My Hero Academia, cet accès aux blockbusters n’existait pas pour nous.
Et avec plein de middle-sellers qui n’en étaient pas forcément au Japon !
Je pense qu’une des forces de notre catalogue, c’est d’avoir plein de succès avec des mangas relativement anecdotiques au Japon. Tu prends un titre comme Übel Blatt, qui est un bestseller de la maison et qui l’a été pendant très très longtemps, c’est une série qui marchote au Japon. Et on a plein de séries qui sont dans ce cas de figure. Ça a toujours été important pour nous de dire que ce n’est pas parce que c’est un succès au Japon que c’est pertinent et que ce sera un succès chez nous… et inversement ! Ce n’est pas parce que personne ne le lit au Japon que ça n’a pas une pertinence éditoriale pour les lecteurs français.
D’après vous, pourquoi est-ce vous qui les avez trouvés, ces titres ? Est-ce que vous pensez que c’est lié au fait que vous parlez japonais ? Ou parce que les autres éditeurs s’arrêtent un peu trop sur les tableaux de vente ?
De toute évidence, pour nous, le fait de pouvoir lire les titres relativement tôt et pouvoir échanger directement avec les éditeurs japonais sans intermédiaires, c’était dès le départ un avantage concurrentiel indéniable. C’est complètement impossible pour moi de penser que l’on pourrait en être là si on n’avait pas la maîtrise du japonais. Après, une grande partie de ces middle-sellers était sur la catégorie éditoriale seinen, et ça aussi c’est important, car c’est notre positionnement éditorial de départ. Comme beaucoup, on avait découvert le manga par le shônen, évidemment, parce que c’est la porte d’entrée la plus évidente, mais on avait grandi et on en lisait de moins en moins. Notre pari au départ était de se dire que la première génération de lecteurs de mangas allait grandir et se détourner du shônen pour aller vers le seinen.
Votre parcours de lecteur a inspiré votre positionnement d’éditeur.
Exactement, il faut dire qu’à l’époque le seinen était complètement négligé par les autres éditeurs. On a eu le champ libre pendant très longtemps parce que nos concurrents étaient principalement concentrés sur le shônen, et le shôjo dans une moindre mesure.
Et maintenant, vous avez aussi des shônen, et notamment une grosse locomotive : My Hero Academia…
Oui, ce n’est pas incompatible. Et je suis extrêmement fier d’être l’éditeur de My Hero Academia en France. Mais on fait toujours attention à ne pas être que l’éditeur de My Hero Academia. Tu l’es d’une certaine manière, car ça prend tellement de place que c’est imparable, mais c’est important d’être aussi l’éditeur de Beastars, Magus of the library, de plein d’autres séries qui sont des succès, certes pas à cette hauteur-là, mais qui permettent de continuer d’exister de plein d’autres manières différentes. Parce que là, pour le coup, si ton blockbuster s’arrête et que tu n’es que l’éditeur d’un gros titre, c’est là que ton catalogue et ta maison peuvent être en danger.
Vous êtes maintenant le 4e plus gros éditeur de manga en France, et vous avez d’autres énormes titres du Shônen Jump… Votre objectif est-il d’atteindre le podium ? Vous vous êtes fixé une date pour y arriver ?
Non, parce qu’il y a une variable sur laquelle on n’a pas de prise, c’est ce que vont faire nos petits camarades d’à côté. Autant les perspectives d’évolution de Ki-oon sur les années qui viennent, je les situe parfaitement, mais je ne sais pas du tout ce que Glénat, Pika et Kana vont dégainer. Je sais qu’on progresse très vite et qu’on leur met le plus de pression possible, et que c’est le but, évidemment, de les rattraper et les doubler, mais ça ne veut pas pour autant dire faire n’importe quoi en termes de production. Au contraire, on a toujours fait super attention à avoir un nombre limité de nouveautés… Notre chiffre d’affaires et le nombre de ventes a augmenté de manière exponentielle, mais sans que le nombre de titres publiés à l’année augmente pour autant.
Fondamentalement, est-ce que c’est la même chose d’être éditeur de manga à vos débuts en 2004 et maintenant ?
Non, c’est plus du tout la même chose ! Une des forces du marché dans lequel on évolue, c’est que le public a complètement changé. En 2004, les éditeurs en étaient encore à défricher la production japonaise. Il y avait des titres à gros potentiel partout et à portée de tous. À l’époque, c’était un boulot principalement centré sur le repérage et l’implantation des blockbusters. Aujourd’hui, il n’y a plus aucun éditeur qui peut avoir une réflexion uniquement centrée autour des blockbusters. Au Japon, quand il y en a un qui émerge, à peu près tout le monde se jette dessus, donc clairement aujourd’hui le travail d’éditeur est beaucoup plus exigeant. Et implanter des titres est aussi devenu beaucoup plus compliqué puisque la compétition n’est pas la même. Aujourd’hui on a plus de 1 500 volumes par an alors qu’à l’époque on pouvait encore se permettre d’acheter tout ce qui sortait. Aujourd’hui, qui peut acheter tout ça ?
Et le lire !
Et le lire ! Donc non, ce n’est plus du tout la même chose, et c’est pas plus mal. En tout cas une chose est sûre, je pense qu’on n’a jamais eu autant de qualité, de choix et de professionnalisme de la part des éditeurs qu’en ce moment. Il y a eu une période quand même, il n’y a pas si longtemps que ça, où tu ouvrais un bouquin et il se cassait en deux parce qu’il était mal fabriqué, et où les traductions étaient catastrophiques parce que le milieu n’était pas encore professionnalisé, tout simplement. C’était les débuts, il y avait très peu de pros, très peu de processus de vérification, très peu de remises en cause.
Après il y a aussi des éditeurs historiques qui y ont surtout vu une opportunité de croissance et se sont lancés comme ça, sans expérience… Vous, par contre, vous vous êtes lancés directement avec une exigence qualitative élevée. Dès le départ, la qualité de fabrication était déjà exemplaire. Vous aviez du bon papier, il y avait un vrai travail sur les jaquettes, au niveau de l’adaptation graphique et de la traduction…
Oui, mais aujourd’hui, à de très rares exceptions près, c’est difficile de dire qu’un éditeur, quel qu’il soit, travaille très mal. De toute façon tu ne peux pas te le permettre, car si tu travailles très mal ça se voit très vite et il y a un retour de bâton immédiat des interlocuteurs japonais.
Oui, certes, mais quand on compare par rapport à vos concurrents on se dit que ça demande forcément des moyens humains, matériels et financiers plus élevés… Alors comment faisiez-vous, et pourquoi les autres ne le faisaient pas ?
Je ne peux parler que pour moi et je ne veux pas que ça se transforme en « nous on a le feu sacré et les autres sont nuls », parce que c’est simpliste. Pour nous, l’idée de départ, c’était de se dire : on ne va probablement pas durer très longtemps, on ne va probablement pas avoir la chance de publier beaucoup de bouquins, donc autant les faire le mieux qu’on puisse pour pouvoir montrer un jour à nos gamins qu’on a publié des bouquins et qu’on en est très contents, qu’ils étaient beaux, qu’ils avaient de bonnes critiques. On essayait donc de faire du mieux qu’on pouvait, sachant qu’on n’était pas satisfait du niveau d’exigence du milieu au moment où l’on s’est lancé.
C’est vrai que de manière générale il y avait indubitablement des progrès à faire.
Tout à fait. Attention, cela ne veut pas dire qu’aucun éditeur ne travaillait bien. Mais nous, on aime l’objet livre, on aime la langue japonaise, on aime le français. Cécile a été traductrice littéraire, elle a traduit des romans jeunesse, des romans adultes, on a un vrai affect pour le texte. Il ne nous paraissait pas normal, sous prétexte que c’était de la BD, et encore plus de la bande dessinée japonaise, qu’il n’y ait pas un effort qui soit fait en termes de relecture, ne serait-ce que par respect des lecteurs, tout simplement. Donc on a essayé de faire au plus sérieux. Et en plus, on a eu la chance dès nos débuts de travailler avec des auteurs indépendants.
Il fallait faire vos preuves face aux éditeurs japonais avant qu’ils vous fassent confiance.
Oui. Mais nous avons eu aussi accès au matériel source des auteurs. En 2004, on était encore à une époque où les éditeurs ne fournissaient pas de matériel numérique aux éditeurs qui achetaient leurs mangas. On prenait donc un manga, on le découpait page par page et on devait le scanner, avec tout ce que ça implique comme réduction de qualité, des pertes sur les côtés avec des bulles coupées… Nous, on avait donc cette chance-là d’avoir dès le départ un matériau de base hyper qualitatif, ce qui a donc contribué aussi à notre image. Ce qu’on n’avait pas en puissance de frappe, on l’avait en proximité avec les lecteurs et en image de qualité auprès des lecteurs et des libraires. Et ça, ça nous a suivis pendant les 16 ans de notre histoire.
Il y aussi le prix qui est parmi les plus accessibles du marché.
Bah, c’est important aussi parce qu’on a été lecteur et qu’on ne l’oublie pas. Même si aujourd’hui la démographie du lectorat manga a beaucoup changé et qu’on peut se faire plaisir en faisant des éditions comme celle que l’on fait avec Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft, où on est sur une gamme de prix plus élevée.
Quand on y réfléchit, Les Montagnes hallucinées, c’est deux tomes en un, en grand format sur du beau papier et avec une fabrication et un travail de couverture recherché… pour moins cher que deux manga Ki-oon, on peut donc difficilement vous le reprocher.
Oui, c’est vrai, mais je dis ça parce qu’on a eu la remarque de certains lecteurs qui nous disent que c’est trop cher. On a envie de se faire plaisir aussi de temps en temps, et comme le format manga est quand même ultra normé et très restrictif dans ce que tu peux faire en termes de fabrication, on a envie de sortir des cases et faire des choses pour un public différent. Mais on n’oublie pas le cœur de cible du lectorat – on a nous-mêmes été des acheteurs de manga à une époque où on n’avait pas de moyens. Je pense d’ailleurs sincèrement que c’est une des raisons du succès du manga, c’est qu’il est en phase avec le portemonnaie de ses lecteurs.
Et vous n’avez jamais eu envie de rogner un peu sur les coûts de fabrication pour être plus rentables ou plus abordables ?
C’est sûr qu’on pourrait être beaucoup plus rentables. On pourrait avoir tant de points de marge en plus en imprimant tous nos bouquins sur un papier beaucoup plus léger, plus transparent, et clairement, si l’on se faisait moins plaisir en termes de fabrication, ce serait des centaines de milliers d’euros économisés à l’année. Mais la fabrication est une des choses sur lesquelles on a envie de rester au-dessus du niveau d’exigence moyen, c’est donc un luxe qu’on se permet [rires]. Je le dis en souriant puisque c’est des discussions que l’on a souvent avec d’autres éditeurs.
Il y a donc cette fabrication, ce prix, mais je pense aussi que ce qui fait la force de Ki-oon, et ça on l’a dit et entendu partout, c’est votre ambition et votre force marketing. Dès vos débuts, vous vous êtes démarqués avec une vraie vision et une ambition marketing : des publicités sur Internet, des prépublications, des bandes-annonces vidéo, des affichages dans le métro, des stands énormes à Japan Expo, des éditions collector et goodies en librairie…
En fait, on dit souvent ça, mais moi je ne trouve pas que notre communication soit très agressive. Je trouve que c’est normal de faire ça. Nous, on a grandi avec le modèle japonais, et on n’a rien inventé. On a peut-être l’impression qu’on a été à la pointe et révolutionnaire, mais pas vraiment, même si on était les premiers à le faire sur le marché français. Par exemple, la prépublication en ligne, aujourd’hui ça paraît évident, tout le monde le fait. On a été les premiers à proposer ça parce qu’on a travaillé avec des auteurs indépendants, parce que les éditeurs japonais ne l’autorisaient pas à l’époque, et parce qu’on est la première génération de Français à avoir connu l’explosion d’Internet. Au Japon, ça paraît totalement normal de faire de l’affichage, de la pub télé, des primes pour du manga et ça nous paraissait donc logique de suivre ce chemin. En France, pendant très longtemps, on s’est dit que si le bouquin est bon il se vendra tout seul. Ce n’est pas vrai ! Et les éditeurs de mangas ont d’autant plus eu cette déformation, qu’ils ont connu cette espèce d’âge d’or où tu sortais un truc, tu le posais sur l’étal des libraires, et que quel que soit la qualité du bouquin les lecteurs étaient tellement affamés qu’effectivement ça se vendait tout seul. Et moi-même, quand j’étais étudiant à la fac et je claquais tout l’argent de ma bourse en mangas.
Mais ce système ne pouvait pas fonctionner longtemps…
Tout à fait, et à l’époque où on s’est lancés, on commençait à parler de phénomène de surproduction. Ça nous paraissait absolument normal de mettre nos ouvrages en avant. Mais aujourd’hui, il y a même une concurrence en dehors du manga qui est très forte. Le lecteur de mangas n’est pas que fan de manga, il a un abonnement à Netflix, il a un téléphone portable, il joue aux jeux vidéo, il achète des goodies… Dans l’histoire de l’humanité, on n’a jamais été autant sollicité du point de vue pop culture qu’en ce moment. Et quand on regarde ce que font nos concurrents sur ces autres médias, moi je n’ai pas l’impression d’être agressif, j’ai juste l’impression de faire mon boulot.
En même temps, quand on regarde les résultats, on a l’impression que ça porte ses fruits.
On se rend compte qu’on arrive à faire émerger en moyenne bien plus de titres que la concurrence. Des séries qui ont zéro prénotoriété et qui n’ont pas l’avantage de s’appuyer sur un dessin animé ou un jeu vidéo. Si on arrive quand même à les imposer au-dessus de séries soi-disant plus populaires, c’est bien que tous ces efforts-là ont une efficacité et que ce n’est absolument pas de l’argent jeté par les fenêtres. Quand je choisis un titre, c’est que je l’aime, et comme je l’aime, j’aimerais qu’un maximum de lecteurs le lise et le découvre.
Et dans les faits, comment vous vous y prenez pour qu’il touche le plus grand nombre de lecteurs alors que personne ne le connait ?
Prenons l’exemple de Beastars. Et c’est rigolo, parce que maintenant j’entends plein de gens dire qu’en même temps Beastars, c’était sûr que ça fonctionnerait. Parce que Blacksad ça marche chez nous etc. OK, sauf que Beastars, quand je l’ai acheté, c’était tellement évident que ça allait marcher qu’il n’y avait absolument aucun éditeur en face, et j’ai eu la réponse pour mon offre en 24 heures ! Donc apparemment, ce n’était pas aussi évident que ça. C’est un titre différent, compliqué dans son dessin, que moi j’adore, mais qui n’est absolument pas représentatif des canons habituels du manga. Sa thématique n’est pas évidente du tout non plus. Eh oui, c’est l’histoire d’un loup qui est amoureux d’une lapine et qui essaie de réfréner cet instinct de loup. Mais on a tout fait pour le soutenir au maximum. Pour le lancement du titre, on a invité l’auteur, on a bien mis le titre en en avant, sur internet, à la télévision, dans les points de vente, etc. Moi ça me paraissait essentiel de faire tout ça pour faire émerger le titre et faire en sorte qu’il ait sa chance, tout simplement. Qu’il y ait succès ou pas. Car ce n’est absolument pas parce que tu mets une série en avant qu’elle va fonctionner ! Mais une chose est sûre par contre, c’est que si tu ne la mets pas en avant, ça ne fonctionnera pas.
Venons à AC Media. Ki-oon fait partie de ce groupe d’édition qui comprend aussi Lumen et Mana Books. À quel moment vous a-t-il paru important de créer AC Media et de vous diversifier ?
En fait, quand on s’est rencontrés avec Cécile, on était évidemment fans de mangas, et c’est ce qui nous a emmenés là, mais on est devenus amis parce qu’on était tous les deux de gros lecteurs de ce qu’on appelle la littérature de l’imaginaire. On adorait la littérature jeunesse, on adorait la fantasy. Et on s’était toujours dit, dans un coin de notre tête, mais en rêvant un petit peu, que si un jour Ki-oon était complètement pérenne on essaierait de se diversifier. Ça a surpris tout le monde au départ, car tout le monde s’attendait à ce qu’on fasse du comics, par exemple, mais c’est beaucoup moins notre came, tout simplement.
Cécile a toujours été attirée par le roman et travaillait dans le milieu du livre jeunesse en tant que traductrice, encore à vos débuts de Ki-oon d’ailleurs…
Tout à fait, elle a toujours évolué dans cet univers-là, elle a traduit, pour ceux qui connaissent La Guerre des clans, qui est un énorme succès jeunesse. Donc, c’était une de nos pistes d’évolutions, et c’est ce qu’on a fait avec Lumen.
Et l’idée de Mana Books ?
Mana Books, en fait c’est une déclinaison. Enfin non, pas une déclinaison, car si ça en était une on aurait appelé ça Ki-oon Pop ou Ki-oon Jeux vidéo…
Pour vous, ce que fait Kurokawa n’est pas judicieux ?
Oui et non, car j’ai une approche totalement différente. Glénat a fait Glénat roman, Kurokawa a fait Kuropop et Kurosavoir, Delcourt a lancé une collection Delcourt Littérature. Nous, on n’a jamais été dans cet esprit-là, car on considère que si tu lances un nouveau truc et que tu l’appelles Ki-oon roman ou Ki-oon beau livre, ce sera fatalement perçu comme une sous-division de Ki-oon.
Comme si on y mettait les choses qu’on ne voudrait pas trop mettre dans le « vrai » Ki-oon ?
Nous, on voulait créer quelque chose de nouveau, repartir de zéro et ne pas s’appuyer sur Ki-oon pour lancer un nouveau label. Avec tout le risque que ça implique. Parce que sur le papier on pourrait se dire que ça semble plus facile de se lancer avec la marque Ki-oon qui s’est déjà imposée. Si tu lances un label de roman dans lequel tu fais des déclinaisons roman de My Hero Academia, ou A Silent Voice, ou je ne sais quel autre titre de notre catalogue, pourquoi pas, ça a du sens… Mais nous, on voulait créer un vrai label de littérature jeunesse et de romans pour jeunes adultes. On est donc repartis de zéro, avec une équipe différente, c’est-à-dire que les gens qui s’occupent du graphisme, des relations commerciales, du marketing et qui s’occupent de l’éditorial de Lumen n’ont rien à voir avec Ki-oon.
Pour le coup, c’est totalement compréhensible, car on ne va pas demander à un correcteur de manga d’aller corriger un roman, le suivi éditorial n’est pas le même, l’approche graphique et de fabrication est elle aussi différente…
Bien sûr, raison de plus. On ne voulait pas avoir la même réflexion éditoriale, marketing et commerciale qu’on a eue avec Ki-oon. Lumen a eu beaucoup de succès, et je pense que ça n’aurait jamais été le même succès si ça s’était appelé Ki-oon ceci ou Ki-oon cela, parce que les libraires et lecteurs auraient eu des préjugés par rapport à cette marque-là. Et un lecteur de manga n’a pas forcément envie de lire un roman publié par un éditeur de bande dessinée. Et un libraire jeunesse il n’a pas envie de mettre dans ses rayons ou de défendre un bouquin publié par un éditeur de BD. Construire une image neuve c’est certes risqué, mais je pense qu’il n’y a que comme ça que ça peut réellement marcher.
Et pour Mana Books ?
C’est exactement la même réflexion en réalité. Il y a toujours eu des ouvrages en rapport avec le jeu vidéo dans le catalogue de Ki-oon…
Car c’est de toute façon quelque chose que vous avez toujours aimé…
C’est quelque chose que j’adore ! J’ai ma Sainte Trinité de départ, les trois raisons pour lesquelles j’ai appris le japonais : le manga, l’animation et le jeu vidéo. Et j’ai commencé à apprendre la langue par le biais de ces trois médias. Donc il y a toujours eu des jeux vidéo dans le catalogue de Ki-oon, mais je ne voulais pas faire de Ki-oon jeu vidéo. Parce que quitte à faire une marque de jeu vidéo, je trouvais ça plus pertinent d’explorer plein de formats et pas seulement le format manga. Et aujourd’hui Mana Books est un éditeur qui fait du beau livre, du comics, des essais, du roman jeunesse… Et on n’aurait pas pu faire tout ça pertinemment avec Ki-oon sans que ce soit le bordel.
Le nouveau Dragon Quest est sorti chez Mana Books, et en 2014 vous aviez déjà publié un autre titre de la licence. Est-ce que publié chez Ki-oon ça n’aurait fait de meilleures ventes ?
Eh ben non, c’est là que tout le monde se trompe ! Les chiffres vont d’ailleurs en notre faveur. Toutes les licences qu’on a lancées chez Ki-oon et qu’on a lancé par la suite chez Mana Books, que ce soit les Dragon Quest, Tales of ou Final Fantasy, absolument tous les titres se vendent beaucoup mieux chez Mana Books ! Parce qu’on a une communication qui est plus ciblée autour du jeu vidéo, parce qu’on a une image qui est plus représentative du jeu vidéo, parce qu’on a une présence évènementielle sur des salons de jeu vidéo que Ki-oon n’a pas, parce qu’on a une existence médiatique auprès des sites et des journaux de jeux vidéo que Ki-oon n’a pas. Des calculs qu’on avait faits au début, les lancements étaient 40 % plus performants que ceux qui avaient étés faits avec Ki-oon. Évidemment, on pourrait dire que oui ce ne sont pas les mêmes séries, qu’elles n’ont pas forcément le même potentiel, mais c’est un constat global.
Est-ce que ça veut dire qu’il n’y aura plus de mangas adaptés de jeu vidéo chez Ki-oon ?
Non, plus du tout.
Et maintenant, vous êtes donc à la tête des deux structures, directeur éditorial de Ki-oon et de Mana Books. Et Cécile dans tout ça ?
Le jeu vidéo, ce n’est vraiment pas son truc, il n’a donc jamais été question qu’elle soit à la tête du projet. Pour ce qui est de Ki-oon, elle n’est plus directrice éditoriale, mais elle valide tout en réalité. C’est une réciprocité qui a toujours existé. C’est-à-dire que, quand je veux faire une offre pour un nouveau manga, à chaque fois je le pitche à Cécile, et si elle me dit « Ah non ça jamais de la vie », ben je le fais pas. Si elle me dit ça a l’air génial, on y va. On a quand même, et c’est pour ça qu’on s’est associés, des goûts qui ne sont pas aux antipodes les uns des autres, donc on se consulte toujours pour les choix de licence. Et de la même manière quand elle fait des offres sur les romans Lumen, elle me les pitche toujours. Elle ne fait pas d’opérationnel lié à Ki-oon et Mana Books, mais c’est la moitié de sa boîte quand même, elle est donc dans tous les choix. Et c’est réciproque.
Lumen, maison d’édition créée en mars 2014, Mana Books en octobre 2017… Quelle est la prochaine étape pour le groupe AC Media ?
Ah non, je ne peux plus.
C’est difficile d’avoir toutes ces casquettes ?
Oui. Cécile fera peut-être un truc de plus, quand elle aura envie de le lancer, mais moi je ne peux plus. On ne dirait peut-être pas, mais à l’intérieur j’ai l’impression d’être un vieillard de 70 ans… J’adore ce que je fais, mais c’est extrêmement chronophage et usant. Je ne me plains pas du tout, car c’est quelque chose qu’on a choisi, mais je ne vois pas comment je pourrais faire quelque chose de plus en le faisant bien.
Même en prenant quelqu’un de l’extérieur qui arriverait avec un projet…
Alors, j’ai un éditeur sur Mana Books. Il a vocation à récupérer plus de points sur Mana Books et être complètement indépendant un jour, mais malgré tout, je reste directeur éditorial. Qu’il y ait quelqu’un de l’extérieur ou pas, ça ne change rien au fait que mon implication sera toujours importante. Enfin, c’est toujours possible… Il y a plein de manières de faire de l’édition, et je ne dis pas qu’il y en a une mieux que l’autre, mais vu comme on a commencé et vu comme on considère le métier d’éditeur, je ne serai jamais quelqu’un qui n’est pas impliqué dans les projets éditoriaux et qui a des gens qui font le boulot pendant que moi je suis juste dans l’arrière-boutique à compter les billets ou à jouer au golf. Je n’ai pas envie de faire ça. Je pourrais, mais ce n’est pas ce que j’ai envie de faire. Ce n’est pas ma vision du métier.
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