Ahmed Agne, Ki-oon (2/3) : « Tout le monde envie le marché français »
Suite de notre rencontre avec Ahmed Agne, cofondateur et directeur éditorial des éditions Ki-oon. Dans cette partie, nous nous intéressons plus précisément au marché français du manga.
La première partie de l’entretien est disponible ici.
En 2018, les 10 mangas les plus vendus représentent 36 % du volume global, bien en deçà des 50 % qu’ils s’accaparaient au début des années 2010… Est-ce que cela veut dire que le marché est plus sain qu’au début de la décennie ?
Sur l’année 2019, le top 10 ne représente même que 34,1 % des ventes globales de manga. Je pense que le marché est plus sain grâce à une plus grande diversité éditoriale. Il y a plus de maisons d’édition, donc plus de visions éditoriales et d’auteurs édités. Et ça, quoi qu’on en dise, c’est toujours bon pour les lecteurs. Mais par contre le poids des blockbusters, s’il a diminué par rapport au début des années 2000, c’est principalement parce que leur nombre est moins important. Il y a eu un défrichage, une espèce d’âge d’or où tous les éditeurs avaient 4 ou 5 blockbusters dans leur catalogue. On a ensuite connu une période de transition où il restait Naruto, One Piece, Bleach, Fairy Tail, mais cet âge-là est maintenant complètement révolu. Il y a donc eu une contraction du marché, et forcément le poids relatif des blockbusters a diminué au profit des middle-sellers et d’autres genres éditoriaux.
Et après cette contraction, le marché a vu éclore de nouveaux titres à fort potentiel.
Oui, on est en train d’assister à un second souffle du marché japonais : plusieurs locomotives ont émergé en l’espace de 3 ans. Il y a eu My Hero Academia, One-punch man, The Promised Neverland… Et il y en aura encore d’autres dans les années à venir ! Je pense donc que même si le marché est beaucoup plus diversifié dans sa production, on va quand même revenir à un partage où les blockbusters occuperont 50 % des ventes.
Vous pensez que ça augure du bon ou du mauvais pour les années à venir ?
Je pense que ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle, parce que même si c’est 50 % des ventes, c’est 50 % des ventes dans un marché qui a grandi et dans lequel les autres types de mangas ont pris de la taille et de l’importance. À l’époque, il y avait d’un côté les nombreux blockbusters, de l’autre les séries qui ne se vendaient pas du tout. On est là dans un partage beaucoup plus équilibré. Je ne pense pas qu’il faille avoir peur des blockbusters. Les lecteurs et les fans pointus de mangas estiment parfois qu’il y en a que pour les gros titres, mais ce n’est pas vrai. Et surtout, il ne faut vraiment pas oublier le fait que quand un éditeur fait bien le boulot, un blockbuster est avant tout la garantie de pouvoir s’éclater et de faire les choses bien pour d’autres catégories de titres !
Sans énormes succès, pas de diversification ?
Chez Ki-oon, en 2019, on a eu une année que j’estime éditorialement absolument incroyable. On a fait Beastars, Les Liens du sang, BL Métamorphose, Magus of the library… et tous ces mangas sont des titres particuliers, pas forcément dans la norme. Alors, certes, on aurait pu les sortir sans un My Hero Academia au catalogue. Mais les sortir comme on les a sortis, en les mettant bien en avant, en leur donnant vraiment leur chance en librairie et en les accompagnant fortement, ça, on a pu le faire uniquement grâce au succès de My Hero Academia, c’est une certitude.
Et ça paye au niveau des ventes ?
On avait des objectifs pour chaque titre, et dans l’ensemble tout ça se comporte super bien. Quelques années plus tôt, A silent voice n’aurait jamais pu être le succès que ça a été si on ne l’avait pas accompagné fortement. Si on n’avait pas eu un vrai investissement financier, et pas que ! Il y a tout un travail en coulisses que les lecteurs ne voient pas et qui représente un investissement important. Tout ce qui est fait avec les distributeurs, les mises en avant dans les points de vente, l’investissement humain et donc financier que cela représente de solliciter les médias pour les sensibiliser au titre… Tout ce travail est possible de manière pérenne uniquement si on a un ou des titres qui nous offrent la visibilité et une sécurité financière à long terme.
On en revient à cette importance des blockbusters…
Prenons un exemple : je suis fasciné par le travail de Shūzō Oshimi. Si ses titres ont mis du temps pour arriver chez nous en France, c’est qu’ils représentent des paris très risqués, et je pense franchement que les lecteurs de cette catégorie de titres peuvent dire un grand merci à My Hero Academia. Et je pense que les autres éditeurs diraient pareil. Par exemple, Kana a vraiment souffert d’être brocardé « éditeur de Naruto » pendant très longtemps… mais sans Naruto vous pensez vraiment que nous aurions eu droit à Kazuo Kamimura, aux collections Sensei et Made in ? Il y aurait eu des titres du genre bien sûr, parce que nous sommes des passionnés, mais jamais autant et si bien soutenus !
Est-ce que le marché français reste un peu une exception dans le paysage éditorial mondial ?
Bien sûr ! Après, c’est dans l’ADN du lecteur d’être mécontent. C’est normal, il y a des attentes, des frustrations, mais il faut aussi se rendre compte de la réalité. J’ai très souvent entendu des lecteurs qui mettaient en concurrence le marché français par rapport à d’autres marchés européens. L’Espagne, c’est mieux parce que ceci, et l’Italie, c’est mieux parce que cela… Mais non, c’est complètement faux ! Pour en parler très régulièrement avec des éditeurs américains, espagnols, italiens, allemands et autres, tout le monde est d’accord pour dire que le marché français est le plus diversifié. C’est sans commune mesure, tout le monde l’envie. Et c’est celui dans lequel c’est le plus formidable d’être un lecteur et un fan de mangas.
C’est difficile d’avoir une réflexion titre par titre, il faut garder une vision globale du marché.
Évidemment qu’il y a toujours des choses améliorables, évidemment qu’il y a toujours des titres qui seront publiés ailleurs avant la France, évidemment qu’il y a peut-être quelques titres sous-estimés ou qui passent sous notre radar. Mais il y a de toute manière des limites sur ce que le marché peut absorber. On ne peut pas tout éditer. Cela procure de la frustration chez certains, mais au bout d’un moment il va falloir se rendre à l’évidence. On a 15 000 mangas qui sortent au Japon par an et on n’aura jamais ça en France.
Aujourd’hui, vous arrivez même à sortir des titres comme Aria – The Masterpiece. C’est cette diversité du marché qui vous permet de le faire… Mais est-ce que pour autant cela garantit le succès, même modeste, du titre ?
Kozue Amano est une autrice que j’adore et Amanchu ! est probablement l’un des flops les plus retentissent de l’histoire de Ki-oon. Et là on sort Aria – The Masterpiece dans son édition Perfect avec une jolie fabrication, les pages couleur… Je sais qu’on va perdre des dizaines de milliers d’euros sur cette série, c’est sûr et certain, sauf miracle exceptionnel. Mais je me dis toujours que le miracle est possible et que les lecteurs suivront peut-être. C’est pour ça que l’on met au maximum en avant toutes les séries que l’on publie. Avec l’historique et l’expérience que l’on a acquis sur ces 15 années, on est sûr à 90 % que ça va être un échec retentissant et que ça ne va satisfaire qu’une poignée de lecteurs fans hardcore du genre. Mais je peux me permettre de le faire, alors je le fais !
Encore une fois, merci à My Hero Academia…
Oui. Il faut vraiment que les lecteurs s’en rendent compte. Alors déjà, dans l’absolu, je suis super heureux et fier de publier My Hero Academia, , car je trouve que c’est un shonen absolument formidable qui est en train de marquer son époque, mais j’en ai un peu marre de cette espèce de mépris de classe autour d’un titre qui se vend. Ce n’est pas quelque chose qui est propre au manga. C’est pareil en littérature et au cinéma. Il faut arrêter de croire qu’un jour il y aura du Shūzō Oshimi ou du Inio Asano dans le top des ventes. Le manga d’auteur n’a pas vocation à plaire à un lectorat aussi large que celui du shonen mainstream. C’est dans l’ADN du titre d’auteur et moi mon combat c’est de faire en sorte qu’il se vende le plus possible et qu’il parle à un public le plus large possible. Mais ce n’est pas possible d’avoir plus de lecteurs de Tetsuya Toyoda ou de shojo vintage que de lecteurs de My Hero Academia ou de One-punch man. Il faut accepter ça et se dire que ce n’est pas grave ! Ce qui est grave, c’est que la partie pointue de la production n’ait pas du tout d’audience ou soit sous-estimée dans son potentiel.
Finalement, si ces titres d’auteurs ne perdent pas d’argent, c’est que c’est déjà un peu gagné, non ?
Si le titre se rembourse et qu’on arrive à sortir un certain de nombre de lecteurs de leur zone de confort, c’est gagné. Une de mes plus grandes fiertés avec le catalogue de Ki-oon, c’est d’avoir réussi à avoir fait des succès de Beastars, Bride Stories, A silent voice ou Cesare. Quand on arrive à vendre 30 ou 40 000 exemplaires par tome d’une série comme ça, c’est inattendu, énormissime et tu peux avoir le sentiment du devoir accompli. Si j’arrive un jour à convaincre 10 000 lecteurs de se lancer dans une série de Shūzō Oshimi, je serai le plus heureux des hommes. Mais il faut bien se rendre compte que malgré tous les efforts qu’on déploie, on n’y est pas encore, même si Les Liens du sang et Les Fleurs du mal fonctionnent beaucoup mieux que les autres séries d’Oshimi chez nos concurrents. Bref, il faut être réaliste, et que tout le monde arrête de dire « les lecteurs n’ont rien compris, ce titre-là mériterait de mieux se vendre que celui-ci », le succès de titres mainstream ne fait pas l’échec d’autres plus pointus.
Vu la diversité et la croissance actuelle du marché, de nombreux éditeurs se sont lancés en peu de temps. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Je n’ai jamais vu ça comme quelque chose de grave. Déjà, c’est signe que le marché se porte bien, et en plus les nouveaux arrivants sont souvent des éditeurs de la nouvelle génération. Ce sont des personnes qui ont découvert le manga dans les années 2000 pour la plupart et qui sont portées par leur passion. Il ne s’agit pas d’opportunistes du manga, mais de passionnés qui ont envie de réaliser un rêve de gosse. Qui je suis pour dire qu’ils n’ont pas le droit de faire ça ? La concurrence est une bonne chose pour les lecteurs, mais aussi pour les éditeurs, car elle nous oblige à nous remettre en cause.
Il ne risque pas d’y avoir de la casse à un moment donné ?
Si, sûrement. Mais ça fait partie du métier, c’est normal. Pour autant, je ne considère pas que ce soit une menace. Je n’ai jamais trop aimé dire qu’il y avait trop d’éditeurs, trop de mangas… On a notre politique qui est de ne pas faire trop de titres, pour qu’on puisse se concentrer sur chacun des auteurs et chacune des séries. En fait, l’essentiel est que le travail soit bien fait, que le lectorat soit respecté et que les séries arrivent au maximum à leur terme. Quand ce sera la crise, ce sera la crise, et ce sera à chaque éditeur de prendre ses responsabilités. Mais moi, je ne peux pas être censeur et donneur de leçon, ce n’est pas mon rôle. Pour l’heure, j’ai l’impression qu’on arrive à faire découvrir plein d’auteurs, de genres différents, et que le lectorat est curieux et s’ouvre plus que jamais. Ce sont plein de signes qui montrent que le manga se porte bien.
À une époque, on parlait d’effet de mode pour le manga. Face au poids que le manga représente aujourd’hui, ces commentaires sont largement démentis.
Le manga souffre encore pas mal de préjugés en termes de caisse de résonance médiatique, mais au bout de 30 ans il a fallu se rendre à l’évidence : c’est loin d’être une mode et c’est parti pour fonctionner encore un bout de temps. Quand il y a eu la fin de Naruto et les années de soi-disant de « crise », je n’ai jamais considéré que c’était une crise, car on n’a finalement jamais perdu de lecteurs. Le fait que tout le monde avait 4 ou 5 blockbusters, ça c’était anormal et c’était évident qu’à un moment on allait rattraper le marché japonais et que ça allait se calmer un petit peu. À ce moment-là, plein de personnes en ont profité pour dire que c’était enfin la fin du manga et le début de l’émergence du comics… On avait claironné l’ère des superhéros, avec les films Marvel et cie… Mais il se trouve que les succès de cinéma ne se reflètent pas en librairie. Force est de constater qu’aujourd’hui le marché du manga ne s’est jamais aussi bien porté. Je ne parle pas que de chiffre, mais de diversité de l’offre et de qualité, tout simplement.
Qu’est-ce qui fait, selon vous, que le lectorat privilégie le manga au comics, alors que ces derniers sont omniprésents dans les salles de cinéma ?
Il y a eu une hausse de production de comics, mais je trouve que ça reste un marché de niche, de spécialistes. Il faut dire que c’est compliqué pour un lecteur d’arriver en librairie et de s’y retrouver devant 17 Spiderman, 25 Batman scénarisés et dessinés par des auteurs différents, avec des tonalités différentes. C’est vraiment très difficile de savoir où commencer. Le manga est une porte d’entrée beaucoup plus immédiate, beaucoup plus facile d’accès. Je pense que ce n’est pas un hasard si My Hero Academia et One-punch man, qui ont une thématique de superhéros, sont les BD de ce genre qui se vendent le plus en France, bien devant les gros titres comics. Tu n’as pas besoin d’hériter de l’historique du personnage, de l’univers. Ce n’est pas non plus un hasard si le seul véritable succès mainstream comics actuel est Walking Dead. Pour le coup c’est une mythologie neuve et une histoire portée par un scénariste et un dessinateur uniques.
Récemment Amazon a obligé le distributeur Makassar à faire une remise plus importante qu’à l’accoutumée. Cette hausse se répercute mécaniquement sur les éditeurs qui sont donc contraints d’accepter ou de refuser de mettre leurs œuvres à disposition sur leur site… Qu’en pensez-vous ?
En France, globalement on s’est toujours méfié d’Amazon et de ses pratiques commerciales. D’autant plus qu’il y a un passif aux États-Unis, où ils ont été en conflit ouvert avec Hachette. Ils ont essayé d’imposer des conditions commerciales de manière violente et sans concertation. Ça a duré très longtemps, il y a eu une mobilisation des auteurs et médiatique importante, mais au final la situation a fini par se régulariser. On est dans le cadre d’un opérateur qui est vendeur de livres, mais dont le cœur de métier n’est pas le livre. Pour Amazon, c’est une marchandise, un produit d’appel comme un autre. À la fois, c’est un opérateur qui est extrêmement raccord avec notre lectorat, jeune et ultra connecté, mais en France, on a toujours essayé de ne pas le mettre dans une situation de monopole trop important.
Et est-ce que cette situation est également arrivée du côté d’Interforum ou d’autres distributeurs ?
En réalité, il y a des négociations commerciales tous les ans avec Hachette, Interforum et les autres… Et tous les ans c’est compliqué. Mais non, on n’a pas eu cette situation précise et sans commune mesure qu’a vécue Makassar…
En parlant de la puissance des grands groupes, en 2009, Kazé a été racheté par le groupe VIZ (Shogakukan, Shueisha). Cela a posé beaucoup de questions à l’époque. Cela a-t-il eu un impact négatif sur l’achat de droits ?
À vrai dire, moi je suis dans un cas un peu particulier, car ma relation avec Shueisha et Shogakukan est finalement relativement récente. De toute façon, un droit de première option, c’est toujours frustrant et compliqué en termes de concurrence. Mais on n’a pas le choix. On a quand même récupéré My Hero Academia, même si ça n’a pas été facile du tout et que ça a été un combat de longue haleine. Kurokawa a récupéré One-punch man, Kana Samurai 8, et on a maintenant Jujutsu Kaisen… J’ai quand même l’impression que l’historique rentre en compte. Par exemple, on ne peut pas dire que Kana n’a pas fait le boulot avec Masashi Kishimoto. On ne peut pas dire que Glénat n’a pas fait le boulot avec Akira Toriyama. Et de ce point de vue là, j’ai l’impression que Shueisha a respecté le travail fait auparavant.
Cependant, l’option de Pika avec l’éditeur japonais Kodansha semble bien plus problématique… De nombreux titres à gros potentiel sont directement édités chez eux.
Oui, c’est autrement plus compliqué et il y a beaucoup moins de latitudes chez Kodansha. Par exemple, j’aurais adoré avoir L’Attaque des titans dans mon catalogue, mais c’était peine perdue.
Mais vous arrivez quand même à poser les offres que vous souhaitez sur les titres forts ?
En réalité, parfois, tu n’as même pas le temps puisqu’on te le dit dès le départ. Plus récemment, on en a beaucoup souffert avec To Your Eternity, la nouvelle série de Yoshitoki Oima. C’est une autrice dont je suis éperdument amoureux. J’adore son travail, et pour le coup je me suis senti floué. Parce qu’on ne peut pas dire qu’on n’ait pas fait le boulot sur A silent voice… Ce n’est pas facile d’imposer un titre et un auteur sur un sujet et une thématique qui sont extrêmement compliqués (la surdité – ndlr). Et dans ces cas-là, c’est d’autant plus rageant et frustrant.
Et à l’époque, il y avait aussi la peur que les Japonais viennent carrément s’implanter sur le sol français comme aux États-Unis par exemple. Est-ce que c’est encore quelque chose qui semble planer sur le marché français ?
La possibilité existe toujours, car leur marché est en crise et que les éditeurs japonais sont de plus en plus conscients que la croissance, ils pourront surtout aller la chercher à l’étranger. Leur marché est compliqué, mais dans le même temps, le manga n’a jamais été aussi populaire à l’étranger qu’en ce moment. Même si aujourd’hui ce n‘est pas d’actualité, on ne peut pas exclure la possibilité qu’ils viennent s’installer pour autant. On doit y réfléchir et tisser nos stratégies en fonction de ça. Clairement, c’est une des raisons pour lesquelles on s’investit autant dans la création originale.
Tous les éditeurs le disent, les offres faites pour les mangas sont de plus en plus folles. Un des blockbusters du moment au Japon s’est arraché à un prix jusque-là inégalé. Est-ce que cela ne devient pas malsain en termes de risque ? Il n’y a pas d’autres solutions que de faire monter constamment les enchères ?
Certains semblent penser que c’est la seule solution, mais pour moi, non, clairement pas. Quand j’ai acheté Beastars, Bride Stories, A silent voice, Cesare ou d’autres, il n’y avait personne en face de moi… Donc premièrement, il faut être curieux, chercher en profondeur et dénicher la pépite sur laquelle les autres éditeurs ne sont pas forcément. C’est d’abord ça la meilleure première solution. Après, sur une certaine catégorie de titres, avec des potentiels commerciaux très importants, c’est autre chose… Il y a une concurrence plus accrue et plus violente sur ces titres-là. Mais j’ai quand même envie de m’attarder sur un point, car on se fait parfois des idées… Quand il y a un titre commercialement fort, on pense que tous les éditeurs français se jettent dessus à tous les coups. Ce n’est pas vrai. Par exemple, je ne m’étais personnellement pas positionné sur One-punch man, Platinum End, ni sur Black Clover ou Edens Zero… Non pas parce que ces titres ne sont pas bien, mais parce qu’ils ne me correspondaient pas ou ne semblaient pas avoir le potentiel adéquat. Malgré tout, on a quand même tous une sensibilité éditoriale qui fait qu’on se dirige sur certains titres forts plutôt que sur d’autres. Sinon ça voudrait dire qu’il n’y a pas de réflexion éditoriale derrière. Évidemment que l’argent est un facteur très important, mais il n’y a pas que ça aujourd’hui. Les éditeurs japonais sont très conscients qu’il n’y a pas que le minimum garanti qui est important, il y a aussi le plan marketing qui va être développé.
Donc par exemple, sur My Hero Academia, vous n’étiez pas celui qui avait mis le plus d’argent sur la table… ?
Non. Ni sur ce titre ni sur Black Torch, par exemple. Ce n’est pas rare du tout qu’on récupère des titres alors qu’on n’a pas la meilleure offre financière. De la même manière, parfois, on est l’éditeur qui a mis le plus d’argent sur la table et c’est un autre éditeur qui arrive à avoir le titre pour une raison X ou Y. Il y a le plan marketing et la couleur éditoriale de la maison qui rentrent en compte aussi. Un exemple. Je pense que tout le monde sera d’accord pour dire que Ki-oon n’est pas un éditeur qui brille par la quantité de shojo de son catalogue. J’ai déjà expliqué par le passé que c’était un genre qui sur le papier me faisait moins frétiller. Ça ne veut pas dire que ce n’est pas un genre que je n’aime pas. Il y a d’ailleurs plein de shojo sur lesquels j’étais positionné et que j’aurais aimé avoir au catalogue, par exemple Kids on the slope, Switch Girl, Orange… Je ne les ai pas eus, car je ne suis pas un éditeur shojo. L’éditeur japonais se dit donc qu’il est plus pertinent de la donner à Kana, Akata ou à Delcourt/Tonkam. Et ça peut s’entendre.
Du coup les Japonais s’attachent à ce que ça fasse sens avec votre ligne éditoriale.
Oui, et c’est important. C’est ma sensibilité éditoriale qui fait que je m’intéresse moins à la production shojo, parce que je ne m’identifie pas à tout… Je trouve même que pas mal de shojo véhiculent des stéréotypes un peu nauséabonds en termes de rapports hommes/femmes… Mais clairement, le fait que je ne m’intéresse pas au shojo dans sa globalité, ça me ferme des portes.
Est-ce que vous continuez quand même à faire des offres sur les shojo ?
Oui, ça passe très rarement, mais je continue à tenter d’acquérir les titres qui me parlent. Quand il y en aura un au catalogue, les lecteurs pourront avoir la certitude que ce titre m’aura non seulement convaincu et qu’en plus j’aurais réussi à convaincre l’éditeur japonais de me le laisser… ce qui n’est pas une mince affaire ! Par exemple, il y a Sayonara Miniskirt que j’aurais vraiment aimé avoir qui vient de sortir chez Soleil Manga. J’invite tout le monde à le lire, car c’est une œuvre très pertinente et moderne dans son approche.
Après on vous reproche souvent que même les shojo que vous avez, vous les mettez dans d’autres collections. Par exemple Le Requiem du roi des roses qui est en seinen…
Alors oui, on l’a fait une fois pour un shojo, mais en réalité on l’a surtout fait avec des shonen et des seinen ! Franchement, je ne pense pas que si j’avais mis Le Requiem du roi des roses en shojo ça aurait mieux fonctionné… C’est un titre que j’adore, mais qui est compliqué. Ça m’a paru plus logique de le mettre dans la catégorie seinen à côté de nos mangas historiques, car on a eu plusieurs succès avec des mangas historiques. Et pour le coup, on a eu des relais presse sur cette série-là qu’on n’aurait jamais eus si on l’avait présenté comme un shojo…
Mais dans ce cas-là, est-ce que ça a du sens de garder ces catégories ?
Je l’ai toujours dit et je le dis encore : je n’accorde pas une grande importance aux catégories éditoriales japonaises, car elles valent principalement dans le cadre des magazines de prépublication !
Mais alors, pourquoi avoir mis en place des collections en fêtant vos 10 ans ?
Parce que je ne pouvais plus faire autrement ! Le fait est que je ne peux pas être un franc-tireur seul dans mon coin. On s’est posé la question de faire des catégories Aventure, Fantasy, Action… mais personne n’aurait créé ces rayons pour nous ! Force est de constater que le marché et les libraires se sont structurés en shonen/shojo/seinen et que les lecteurs réfléchissent pour la plupart via ces cases-là. Nous, le moyen éditorial qu’on a trouvé pour sortir un peu de ça, c’est de créer de nouvelles collections, notamment Kizuna.
Est-ce que ces catégories traditionnelles ont encore du sens au Japon ?
Pour en parler très régulièrement, même avec des éditeurs japonais, en dehors de leur magazine de prépublication ces catégories ne veulent strictement rien dire. Par exemple, comment peut-on considérer que Chi – Une vie de chat c’est un seinen juste parce que c’est publié dans un magazine seinen ? Pareil pour Yotsuba& ! ? Il faut bien se rendre compte que quand les éditeurs japonais font leur magazine, il y a une couleur globale shonen, shojo ou seinen, mais très régulièrement ils disent eux-mêmes qu’ils s’accordent des pauses de lecture au sein du magazine et qu’ils vont mettre un Yotsuba& !, un Chi – Une vie de chat ou un Barakamon, qui sont des titres qui n’ont pas du tout la couleur de leur magazine, juste pour créer une coupure de rythme… On doit être capable sortir les titres de leur catégorie d’origine quand ça fait sens chez nous, et c’est toujours avec la bénédiction de l’auteur et de l’éditeur japonais !
Ces titres particuliers et ces coupures sont aussi là pour tenter des choses, récupérer un autre lectorat…
Oui et ce découpage shonen/shojo/seinen a un sens quand on réfléchit dans la globalité du magazine. Mais le transposer sur le marché français où les magazines de prépublication n’existent pas, j’ai toujours trouvé que ça ne faisait pas sens. D’ailleurs dans les libraires japonaises, les mangas sont plus souvent rangés par éditeur et par magazine et non en shonen/shojo/seinen… Chez Ki-oon, on a créé Kizuna pour y mettre des titres dont j’estime qu’ils n’ont vraiment rien à faire dans ces catégories-là et qui peuvent viser beaucoup plus loin que ça en brassant tout le lectorat. Bride Stories, Magus of the library, A silent voice… si on les sortait aujourd’hui, ce serait dans la collection Kizuna, car ce sont des titres qui peuvent être lus par des enfants, des adultes, des gens qui ne lisent pas de mangas.
On disait juste avant que les offres sont déraisonnables sur certains titres et que ça va de plus en plus vite. Certains disent que des titres ont été mis aux enchères avec uniquement une illustration, un titre, un nom d’auteur. C’est par exemple ce qu’on pouvait entendre pour Gigant…
C’est complètement faux. Alors peut-être que les éditeurs qui disent ça ont une réflexion liée à la sortie de tomes physiques au Japon et ne lisent pas le japonais. Ou alors peut-être que ces éditeurs ont été approchés par Shogakukan pour leur présenter le titre de cette manière… Au moment de mon offre pour Gigant, j’avais déjà lu l’équivalent de près de deux tomes en prépublication. Je n’ai jamais acheté un titre pour Ki-oon sur une illustration et un nom d’auteur. Si ça devait arriver un jour, il faudrait que ce soit un auteur sur lequel j’ai un historique et des certitudes. Par exemple, si on me dit demain que pour le prochain manga de Kaoru Mori je suis obligé de faire mon offre comme ça… ça ne me ravira pas, mais j’aurai quand même plus de garanties avec elle qu’avec un jeune auteur que je ne connais pas et que je n’ai jamais lu.
En général, quand vous faites une offre, vous lisez toujours l’équivalent de deux tomes ou cela peut aller plus vite ?
Parfois, il y a des évidences totales. Ça m’est déjà arrivé de signifier à un éditeur japonais mon intérêt juste après avoir lu le premier chapitre d’une série.
Et vous ne pouvez pas faire d’offre à ce moment-là ?
Techniquement, on peut, mais ce n’est pas forcément accepté par l’éditeur japonais. Certains attendent quoiqu’il arrive la sortie du tome 1 avant de commencer sérieusement à accepter les offres. En ce qui me concerne, ça m’arrive régulièrement de manifester mon intérêt très tôt, mais je n’ai encore jamais fait d’offre au premier chapitre.
Mais il ne faut pas traîner non plus…
Oui, c’est vrai. Il faut de plus en plus faire des offres à la sortie du tome 1 ou avec l’équivalent d’un tome de chapitres de prépublication.
À une époque, certains éditeurs japonais mettaient en concurrence les éditeurs français en ouvrant les offres officiellement et en attendant les propositions de tout le monde. Cette pratique existe-t-elle toujours ?
Oui. Il y a encore des éditeurs japonais, même si c’est de plus en plus rare malheureusement, qui ont encore une vision et un respect quant au travail réalisé précédemment avec une autre œuvre de l’auteur. Donc quoi qu’il arrive, même si d’autres éditeurs font des offres, ils vont nous prévenir en disant : « je sais que tu préfères attendre de lire un petit peu plus, mais sache qu’on nous a sollicité pour ce titre ». Et après, chez ces mêmes éditeurs, quand tu fais ton offre officielle, il arrive encore que tu sois bien en dessous des autres et que tu aies quand même le titre. Par couleur éditoriale et par conviction de l’éditeur japonais que l’éditeur français fera bien le travail sur cet auteur-là. Mais c’est de moins en moins le cas et il y a même des éditeurs japonais pour qui c’est clair et net : quand une offre d’un éditeur français arrive sur leur bureau, le titre est proposé à tous les autres.
Il n’y a donc pas que la vitesse qui compte…
Pas seulement. Mais dans un même temps c’est devenu pratiquement impossible de travailler comme il y a 10 ans. À l’époque, on pouvait se dire : « ce titre a l’air intéressant, mais je vais attendre 3, 4, 5, 6 tomes de voir l’évolution avant de m’engager fermement ». Aujourd’hui, ce n’est clairement plus possible, ou alors pour une catégorie de titres qui n’intéressera que très peu d’éditeurs. Tout dépend ce que l’on cherche en réalité…
Et si on veut rester sur ce qui semble être des « valeurs sûres », est-ce que vous pensez que Jujutsu Kaisen, Spy x Family et Chainsaw man arriveront à prendre la place des gros blockbusters ?
Ce n’est jamais évident de savoir. Je me rappelle qu’à l’époque de l’achat de My Hero Academia il y avait pas mal d’observateurs qui disaient que le dessin était un peu chelou, que les superhéros en manga ça ne marcherait pas… Que The Promised Neverland ne fonctionnerait pas parce qu’il y a des gamins sur la couverture… On a tous vu ce que ça a donné au final !
Justement, vous, vous aviez misé sur My Hero Academia. Qu’est-ce qui vous a fait dire que c’était sur lui qu’il fallait tout donner ?
Parce que j’ai eu le coup de foudre à la lecture ! Le shonen, c’est typiquement un genre où les recettes sont régulièrement les mêmes et pour lequel on s’enthousiasme plus facilement quand on est adolescent… J’aimerais bien avoir encore ce pouvoir magique d’arriver à m’enthousiasmer pour tout, comme à l’adolescence, mais il faut se rendre à l’évidence. J’ai 43 ans aujourd’hui et j’en ai lu des centaines, c’est donc normal que le shonen nekketsu me parle moins. Par contre, avec My Hero Academia, je me suis retrouvé immédiatement dans les bottes du lecteur innocent de shonen de 15/16 ans que j’étais à l’époque. Et pour le coup, c’est une œuvre qui a une thématique extrêmement dans l’air du temps et pour laquelle l’essai n’avait jamais été véritablement transformé par le biais des comics. J’étais persuadé que la thématique et le fait qu’on puisse rentrer dans l’univers sans avoir à hériter d’une mythologie préexistante étaient des atouts majeurs.
Comme pour One-Punch Man finalement…
Exactement. Mais au-delà de ce côté superhéros, c’est un shonen avec une galerie de personnages féminins qui est extrêmement riche, variée et intéressante. C’est super moderne dans le graphisme et c’est à la frontière de plein d’influences. Pour en revenir aux 3 mangas que tu as cités, oui, il y a de gros potentiels sur cette année 2020. Jujutsu Kaisen, est déjà le deuxième plus gros lancement de notre histoire derrière My Hero Academia, et est programmé pour être une des séries les plus importantes du marché à moyen terme. Chainsaw Man, je pense que ce sera beaucoup plus clivant qu’un One-punch man, mais malgré tout, c’est suffisamment différent pour que ça fonctionne très bien. Quant à Spy X Family, que j’aurais adoré avoir mais qui ne sera pas chez Ki-oon, c’est une série brillante qui a tout pour plaire. Voir arriver sur une même année trois nouvelles séries avec autant de potentiel, c’est vraiment bon signe pour tout le monde. Je ne peux pas imaginer que pour les 4/5 ans à venir ça ne se passe pas bien pour le manga en France !
PROPOS RECUEILLIS PAR RÉMI I. (SUITE ET FIN LA SEMAINE PROCHAINE)
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mars 23, 2020
Tanjiro KamadoMerci beaucoup pour cette belle interview qui nous permet de découvrir l’envers du décor du monde de l’édition. C’est passionnant !
Ça ne m’étonne pas du tout de découvrir un éditeur qui aime son travail et qui n’hésite pas à parler des titres qu’il apprécie quelle que soit la maison d’édition à qui ils appartiennent.
Franchement félicitations pour ce super travail. Le catalogue proposé par Ki-oon fait partie sans conteste des meilleurs du marché. Merci pour Golden Kamui, Bride Stories, A Silent Voice, Pandora Hearts, Beastars…
Vraiment dommage pour Spy x Family, To your eternity (la frustration !) et Kids on the slope. Mais il n’est peut-être pas trop tard pour se pencher sur d’autres titres de Yuki Kodama. Vega a bien tenté l’aventure avec Chiisako Garden l’an dernier. En attendant Tsukikage Baby ou Ao no Hana Utsuwa no Mori vous tendent les bras !
Hâte de voir Act-Age aussi.
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mars 26, 2020
kpannouBonjour,
Merci à l’éditeur pour sa franchise, et au journaliste pour ces questions pertinentes.
Vivement la dernière partie !
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