AJ Dungo : plus qu’une vague, un tsunami
Souvenez-vous bien de son nom. À 27 ans seulement, l’Américain AJ Dungo signe une première bande dessinée exceptionnelle, sans aucun doute l’un des livres les plus forts de l’année. Publié en VO par Nobrow et en France par Casterman, In Waves raconte en parallèle son histoire d’amour avec Kristen, jeune femme frappée par le cancer peu après leur rencontre et qui n’y a pas survécu, et l’émergence de la pratique du surf aux États-Unis. Une oeuvre bouleversante mais pas larmoyante, d’une impressionnante maîtrise graphique et narrative au fil de ses quelque 370 pages, dont les lignes mouvantes de l’océan, teintées de bleu pour la vie d’AJ et Kristen, de brun pour l’historique du surf, entêtent longtemps. Enfant de Los Angeles, né de parents d’origine philippine, Alexander James Dungo revient pour BoDoï sur son parcours, ses influences, son deuil de Kristen et l’importance du surf et du skate dans sa vie.
Que lisiez-vous comme bande dessinée, enfant ?
Enfant et ado, j’adorais les comics de super-héros de Marvel et DC, ce genre de choses. C’est mon grand frère qui a instillé la passion de la BD en moi et je lui en suis infiniment reconnaissant. Il a 15 ans de plus que moi et, à l’époque, c’était un vrai nerd. Il était fan de Star Trek, Star Wars, Dune et tous les trucs de science-fiction. Il nous emmenait, mon autre frère et moi, acheter des comics. On pouvait prendre ce qu’on voulait et on rentrait à la maison pour les décalquer. Ensuite, il nous passait un stylo-bille et pouvait « encrer » nos dessins. Cela reste un excellent souvenir. Plus tard, pendant mes études, j’ai découvert les comics alternatifs et underground.
Vous imaginiez-vous pouvoir devenir artiste, auteur de BD ?
J’ai toujours été attiré par l’art, mais je m’étais persuadé très tôt que poursuivre une carrière artistique était financièrement trop risqué… Ce n’est qu’une fois au community college [établissement d’enseignement supérieur – NDLR] que cette voie s’est imposée à moi. Je suivais un tas de cours très généraux, mais le seul qui me plaisait vraiment était celui de gravure. J’ai décidé de suivre cette intuition. Mais je me définis plutôt comme un illustrateur, ou parfois auteur de BD, que comme un artiste, un terme qui me semble un peu surévalué pour moi.
Quels sont les dessinateurs qui vous inspirent ?
Il y en a tellement, alors je vous livre en vrac ceux qui me passent par la tête. Les dessins de Connor Willumsen m’ont toujours impressionné et je ne suis jamais rassasié de ceux de Melek Zertal. Côté BD, celles BD d’Adrian Tomine possèdent selon moi le mélange parfait entre images et texte, elles sont si fluides et bien écrites. GG est tellement forte que j’adore tout ce qu’elle fait. Les BD de Jillian Tamaki sont très inspirantes, et le Blankets de Craig Thompson m’a beaucoup marqué. Beaucoup des artistes qui m’inspirent en ce moment sont des amis ou des gens avec qui j’ai étudié, comme David Jien, Andrew Ho, Leonardo Santamaria, Sally Deng, Jaya Nicely, Joe Lee, etc. Je travaille régulièrement avec James Jean et le simple fait de le regarder créer me retourne la tête tous les jours !
Votre petite amie Kristen voulait que vous racontiez votre histoire commune, un jour. Mais l’idée d’un roman graphique n’est arrivée qu’avec votre éditeur, Sam Arthur chez Nobrow et un livre qu’il vous a montré. Comment cela s’est-il passé ?
C’est clairement une question de timing. Rencontré par hasard lors d’un voyage d’études en Angleterre, Sam m’a contacté ensuite pile au bon moment et n’a pas dû me convaincre beaucoup. Il a simplement émis l’idée que je raconte cette histoire et comme cela me trottait déjà dans la tête, ce fut une décision assez facile. Imaginez : faire un livre avec mon éditeur préféré, à propos de la personne que je chéris, dans le contexte de ma récente obsession pour le surf, comment refuser une telle proposition ? Ça n’arrive qu’une fois dans une vie. Le livre que Sam m’a montré à l’époque pour m’expliquer son idée était Shackleton’s Journey de William Grill, chez Flying Eye Books, un livre historique illustré pour ados. Mais notre projet a doucement dérivé vers autre chose.
Quand vous dessiniez Kristen à l’hôpital, ou que vous faisiez quelques croquis, comme on le voit dans cet émouvant reportage, l’idée d’une BD était donc déjà là?
Non, pas encore. Je dessinais Kristen car j’adorais la dessiner. Et j’ai pour habitude de faire beaucoup de croquis des choses autour de moi. Rétrospectivement, je suis content d’avoir fait tous ces dessins car ils m’ont aidé à être plus précis et authentique dans mon livre. J’aurais eu du mal à trouver la même énergie si j’avais dû seulement convoquer mes souvenirs.
Écrire et dessiner In Waves, était-ce une façon pour vous de faire le deuil de Kristen ? Même si cela a dû faire ressurgir des moments difficiles.
Tout à fait. Faire ce livre m’a donné du temps et de l’espace pour réunir et organiser mes souvenirs de Kristen. Je pense que je ne cesserai jamais de la pleurer, mais In Waves était sans aucun doute la meilleure façon d’exprimer ce que je ressentais quand les mots sont venus à me manquer.
Avez-vous craint de verser dans le pathos larmoyant ?
Non, je voulais juste être honnête avec la mémoire de Kristen, avec mes moyens.
Raconter cette histoire intime en même temps que la naissance et le développement du surf dans un seul ouvrage semblait relever de l’impossible.
Ça me semblait effectivement inaccessible au début. Chacun de ces sujets pourrait mériter son propre ouvrage. Ce n’est qu’au moment où je me suis lancé que j’ai senti que les connections se faisaient. Et quand j’ai trouvé les personnages parfaits pour servir de miroir à ma relation avec Kristen, le processus d’écriture est devenu plus cohérent. Mais celui d’édition s’est avéré le plus délicat : que raconter via l’histoire du surf et que raconter via le destin de Kristen ? comment condenser toutes les informations disponibles et trouver un équilibre ? Par moments, j’avais l’impression qu’en combinant le surf et l’autobiographie, je ne rendais service à aucune des histoires…
Pourquoi avoir choisi une narration non linéaire, faite d’allers-retours temporels ?
C’est venu de manière quasi organique. Je savais dès le départ comment s’ouvrait et se refermait l’histoire, mais le puzzle du milieu restait à composer. Les têtes et fins de chapitre m’ont servi de bornes et de guides, et m’ont permis, j’espère, de mener les lecteurs d’un type de narration à une autre, d’une période à une autre, tout en restant compréhensible et, pourquoi pas, un peu poétique. Il a fallu être subtile, éviter les lourdeurs. D’autant que la masse documentaire sur l’histoire du surf imposait souvent sa propre chronologie : il est arrivé que je tombe sur une interview ou un article qui chamboulait l’ordre que j’avais imaginé. C’était un défi relevé mais excitant.
Vous avez réuni beaucoup d’infos historiques sur le surf. Que représente le surf et le skate dans votre vie ? Les voyez-vous plutôt comme un sport, un loisir ou une véritable culture ?
La recherche documentaire a été très facile, car le surf a largement été décrit depuis sa naissance au XIXe siècle. Le plus dur a été de faire le tri ! Pour moi, le surf représente une échappatoire. À chaque fois qu’on part surfer, c’est une nouvelle aventure et on en revient toujours avec une histoire. C’est du pur plaisir. Le skate, c’est pareil. Ces deux pratiques m’aident à déstresser, à évacuer mon agressivité, à rester en forme physiquement et mentalement. Elles m’offrent à la fois du temps pour moi et du temps avec ceux que j’aime. Et quand je surfe ou je skate, j’ai l’impression réconfortante de me retrouver dans la peau d’un enfant. Les planches, c’est fait pour jouer. Quant à savoir si le surf et le skate sont des cultures à part entière, ce n’est pas à moi de trancher. Les deux ont des racines historiques fortes, enfin surtout le surf, puisqu’on peut voir le skate comme un dérivé. Mais pour moi, le surf et le skate représentent plus bien qu’un sport ou un loisir.
Vous semblez admirer Tom Blake, un homme passionné mais très solitaire, qui a joué un rôle clé dans le développement du surf dans le monde. Est-ce un modèle pour vous ?
Complètement. Je trouve sa vie fascinante, ses succès impressionnants. J’aspire à une vivre ma vie aussi pleinement que lui. Sa solitude est évidemment une des raisons de mon identification à lui. Mais surtout, c’était un outsider. Un outsider dans le sport et la culture, tout comme moi. Et qui a réussi à se faire reconnaître d’une manière toujours respectueuse des autres.
Votre style graphique est une sorte de mélange entre une ligne claire assez froide et quelque chose de très organique, dans les séquences maritimes notamment. Et vos personnages sont souvent sans traits et dessinés de dos. Comment avez-vous conçu cet univers visuel ?
J’aime jouer avec les contrastes et les contraires. J’ai commencé à dessiner sérieusement lors de ce cours de gravure dont je vous ai parlé, et différents procédés de gravure et d’impression nécessitent des lignes concentriques pour créer des textures et des ombres. Je pense que j’ai toujours gardé certains de ces principes en moi, surtout quand je dessine de l’eau ou des choses comme ça. J’adore aussi les dessins d’architecture très précis, comme ce qu’a fait Katsuhiro Otomo dans Akira. Plus simplement, j’aime dessiner ainsi, de manière épurée, pour ne garder que l’essentiel. Je n’ai pas d’autres explications concernant mes personnages… Peut-être sont-ils sans visage car ils sont éloignés ? Et de dos car je ne sais pas les dessiner autrement ?
Quelle technique avez-vous utilisée ?
J’ai commencé à l’ancienne, avec stylo, pinceau, encre. Mais les délais fixés par Nobrow étaient très courts et, en plus, je travaillais à plein temps par ailleurs, donc je suis passé au tout numérique pour aller plus vite.
Combien de temps a duré la création du livre ?
Environ deux ans et demi. Toutefois, j’ai l’impression que ça ne finira jamais : il est terminé et imprimé, mais je n’avais pas mesuré le temps que prendrait la promotion de sa sortie…
Quels sont vos projets désormais ?
Je travaille en freelance pour différents commanditaires et aussi à temps partiel comme assistant d’artiste. J’ai évidemment envie de faire d’autres livres mais je n’ai pas encore décidé sur quel sujet me lancer. Je pense que j’ai besoin de temps pour vivre un peu ma vie après toute cette expérience.
Propos recueillis par email et traduits par Benjamin Roure
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In Waves.
Par AJ Dungo.
Casterman, 376 p., 23 €, août 2019.
Images © AJ Dungo/Casterman – Photo © Audrey Dufer
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