Akino Kondoh, artiste et mangaka contemporaine
Née en 1980, Akino Kondoh débute 20 ans plus tard dans le prestigieux magazine de manga indépendant AX (successeur légitime de Garo). Mangaka, peintre, dessinatrice, sculptrice, créatrice de dessins animés, la jeune femme construit une œuvre cohérente sur une multitude de supports, en partie publiée en France par Le Lézard noir (Eiko et Les Insectes en moi). Mettant quasi-systématiquement en scène Eiko, une adolescente aux cheveux noirs, elle s’inspire de son enfance et de rêves sublimés pour enrichir son univers. À l’occasion de la Japan Touch l’automne dernier à Lyon, nous avons rencontré une artiste ouverte et fascinante.
Pourquoi utiliser des supports très différents ?
J’ai commencé à créer des mangas à 18 ans, au lycée. Ensuite, je me suis dirigée vers une faculté d’arts plastiques où j’ai étudié le graphisme et le design. Durant cette période, je suis devenue mangaka professionnelle tout en continuant mes études. Je suivais aussi des cours d’animation, qui me plaisaient tout autant que les mangas que je produisais pour le magazine AX. J’ai d’ailleurs reçu de nombreux prix pour mes différents films d’animation. C’est grâce à cette petite reconnaissance que j’ai pu exposer dans une galerie d’art. Mais je ne me contente pas d’animation et de manga. Ainsi, quand on me demande quel est mon métier, je réponds que je suis artiste contemporaine. Cela permet d’élargir mon propos et d’englober toutes mes productions sous une même étiquette. Pour ce qui est du choix du média sur lequel je souhaite coucher mon envie, il varie beaucoup en fonction de ce que je souhaite dire et de la façon dont je veux l’exprimer. Personnellement, je ne différencie pas vraiment mes différentes pratiques. Que je fasse du manga, de l’animation ou de la peinture, je considère que je reste dans le domaine de l’art.
Vous considérez donc le manga comme un art ?
Dans un sens large, oui, sans aucun doute. Par exemple, Dragon Ball ou One Piece appartiennent à un genre particulier: ce sont des bandes dessinées de divertissement. Mais les mangas indépendants sont tout à fait différents. Je pense qu’ils ne fonctionnent pas du tout sur le principe de la distraction et sont beaucoup plus profonds. Ce que je fais, ce sont des titres indépendants, des mangas d’auteurs.
Qu’est-ce qui vous attire dans le manga indépendant ?
Quand j’étais petite, je ne lisais pas beaucoup de mangas. Au collège, avec mon frère, j’ai découvert le magazine Garo, qui m’a tout de suite plu et intéressé. À vrai dire, les mangas type Dragon Ball, je pouvais les lire mais je ne me sentais pas du tout capable de les faire. Les œuvres indépendantes me semblaient beaucoup plus faciles et logiques à créer.
Dans vos mangas, on croit retrouver le trait de Hayashi Seiichi (Elégie en rouge) ou de Fumiko Takano (Le Livre jaune). Quelles sont vos influences narratives et graphiques ?
J’adore Fumiko Takano. D’ailleurs, dans le prochain web magazine dans lequel je publierai mon nouveau manga, cette mangaka publiera également une œuvre. J’en suis très fière car c’est l’une de mes auteures préférées et elle m’inspire beaucoup ! Par contre, on me dit souvent que mon trait ressemble à celui de Hayashi Seiichi, qui était d’ailleurs publié dans le même magazine que moi. À vrai dire, c’est Mitsuhiro Asakawa [l’ancien rédacteur en chef d’AX – ndlr] qui m’a fait remarquer que nos traits se ressemblaient. Je n’avais jusqu’alors jamais lu un de ses mangas. Peut-être avons-nous été tout simplement influencés par les mêmes œuvres… En tout cas, il a depuis écrit une postface à l’une de mes créations, nous voilà donc liés ! Pour en revenir à mes influences, l’art contemporain m’inspire beaucoup, comme le travail de Saeki Toshio.
Que pensez-vous des mangas qui se rapprochent de la création indépendante et qui paraissent maintenant chez de gros éditeurs ? Notamment Le Samouraï Bambou, Bonne nuit Punpun, Les Enfants de la mer, Palepoli, Goyô, Tango, ou Bride Stories…
Je ne connais pas toutes ces œuvres, mais il me semble que leurs auteurs ont beaucoup plus de liberté que dans les magazines de mangas commerciaux. Les éditeurs ont vu venir le succès des magazines comme AX et se sont lancés dans des créations très proches. D’ailleurs, j’ai publié l’année dernière Yoshio the cartoonist dans Fellows ! (Bride Stories, Wolfsmund, Gisèle Alain…) et ce fut une très bonne expérience.
Il s’agit de l’histoire d’un lapin qui veut devenir mangaka, sous forme de yonkoma (strips). Était-ce difficile de se plier à ce genre ?
Non, pas trop. En fait, je dessine des mangas indépendants, mais j’aime aussi le divertissement. Généralement, quand je lis des mangas commerciaux, c’est souvent trop facile et je m’ennuie. Mais ça me permet en même temps de remarquer que ce que l’on fait dans Garo ou AX est difficile d’accès… J’essaye donc de me placer au bon endroit, entre les mangas commerciaux et les titres trop ardus. C’est en cela que les magazines qui publient les auteurs que vous avez cités m’intéressent et me conviennent.
Vos mangas ont des décors épurés, parfois vides, alors que vos tableaux sont souvent très chargés. Comment expliquez-vous cela ?
Si je veux transcrire une idée, j’en fais une peinture, si je veux raconter une histoire longue, je crée un manga. Les deux supports impliquent des méthodes de travail différentes (les tableaux souvent au stylo noir, les mangas avec des pinceaux feutres), le résultat opposé s’explique en partie comme cela. En plus, dans un manga, il y a plusieurs pages à faire, des bulles et des textes, donc il y a forcément moins de place pour le reste.
N’est-ce pas aussi pour mettre en avant votre personnage, qui est finalement le cœur de vos mangas ?
C’est fort possible, même si je n’en suis pas consciente.
Votre personnage, Eiko, est une sorte d’image archétypale de la jeune fille prépubère japonaise. Que représente-t-elle pour vous ?
Eiko est l’expression d’une fille avant qu’elle devienne une femme. Elle a dans les 13 ou 14 ans. Mais elle n’est pas inspirée de ma jeunesse. Quand je dessinais mes premiers mangas, j’essayais de créer une image un peu idéalisée d’une jeune fille. Après, j’ai continué à la dessiner sans réellement me poser de question, c’était devenu quelque chose de naturel.
Vos récits sont très sombres, introspectifs ou mélancoliques. Dans quel état d’esprit êtes-vous quand vous les imaginez ?
Je ne suis pas du tout une personne qui dessine de manière émotionnelle. En général, j’utilise mes souvenirs d’enfance et des rêves. Peut-être est-ce pour cela que mes œuvres paraissent mélancoliques… Plus précisément, je ne me base jamais sur des rêves que j’ai vraiment faits. Ce sont des choses que j’imagine et que je veux faire ressentir comme un rêve. Quand Yoshiharu Tsuge (l’auteur du manga L’Homme sans talent) produit ses œuvres oniriques, est-ce que ce qu’il retranscrit ses propres rêves ? Je ne suis pas dans sa tête, mais il y a peu de chance. Au fond, l’important est que cela apparaisse comme un rêve : il y a un « réalisme » du rêve à trouver.
Pourquoi le noir et le rouge profond dominent dans vos créations ?
Depuis mon enfance, je dessine avec des stylos sur des feuilles. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours dessiné avec des stylos noirs et rouges. La colorisation se fait donc naturellement dans ces deux teintes.
On trouve beaucoup d’insectes dans vos oeuvres. Pourquoi ?
Cela vient aussi de mon enfance, car j’aimais beaucoup les insectes. Je me rappelle que j’étais instinctivement attirée et intéressée par ces animaux. Ils sont désormais souvent le point de départ de mes histoires.
Vous avez retravaillé votre œuvre Ladybird’s Requiem qui avait pourtant nécessité des milliers de dessins. Êtes-vous souvent insatisfaite ?
Ladybird’s Requiem est un cas à part. La première fois que je l’ai présenté, il n’était pas réellement terminé. Je le considérais comme mon travail de fin d’études. Je me suis sans doute trompé dans le story-board, le rendu n’était pas très bon. Ça m’a beaucoup gêné et j’ai donc voulu finir ce que j’avais commencé. Trois ans après, je suis donc repartie du début pour refaire une œuvre qui porte le même titre. C’est certes un peu étrange, mais je tenais à le faire. C’est d’ailleurs la seule fois où j’ai recommencé une de mes œuvres.
Depuis 2008, vous êtes en résidence à New York grâce à l’Agence pour les affaires culturelles du Japon et la fondation « Pola Art ». Pourquoi cette ville ?
Grâce aux différents prix que j’ai pu remporter, j’ai été invitée à l’étranger. J’étais un peu embêtée car je ne parlais pas anglais! En plus, en 2008, je voulais faire des études d’art contemporain. Londres ou New York paraissaient des choix judicieux puisqu’on y parle anglais. Comme j’étais déjà allée trois fois à New York grâce à différentes structures, je connaissais un peu la ville et je me suis dit que ça correspondait bien à ce que je cherchais : un endroit où le milieu artistique est très développé et stimulant.
Propos recueillis par Rémi I.
Images © Akino Kondoh
Photos © BoDoï
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