Alfonso Zapico, militant de la mémoire espagnole
Alfonso Zapico est un dessinateur espagnol, né dans la région des Asturies. Auteur de plusieurs BD publiées en Espagne par l’éditeur Astiberri, il obtient le prix national de la bande dessinée décerné par le ministère espagnol de la Culture pour James Joyce, l’homme de Dublin. Depuis, il s’est penché sur un évènement marquant de se région natale, la révolte des mineurs de 1934n dans Le Chant des Asturies dont le troisième et avant-dernier tome vient de sortir chez Futuropolis. Rencontre avec l’auteur espagnol lors du Festival international de la BD d’Angoulême.
Alfonso Zapico, vous vivez près d’Angoulême, mais vos attaches sont Espagne. Pourquoi vous êtes-vous installé en France?
Je suis arrivé à Angoulême en 2009 pour une résidence de création, à la Maison des auteurs. J’avais déjà publié trois livres avant de venir. J’habitais dans un village minier, du style de celui du Chant des Asturies, dans une vallée assez isolée. J’avais des envies de faire de la BD, de connaître des gens, c’est ce qui m’a poussé à venir à Angoulême, à une époque où les dessinateurs espagnols ont commencé à s’expatrier plus massivement. Il n’était pas prévu que je reste, mais en Espagne est arrivée la grande crise économique. Ma région des Asturies a été dévastée : on continuait à extraire le charbon et tout cela s’est arrêté. La dernière mine a fermé en 2013. Moi-même, je suis issu d’une famille de mineurs, quand j’étais adolescent les mines étaient en plein fonctionnement. C’est très différent de la France où la désindustrialisation a eu lieu dans les années 70-80.
Dans Le Chant des Asturies, vous avez donc voulu raconter votre terre ?
Même si je n’étais pas très accroché à ce monde de mineurs, l’identité très forte liée à cet univers m’intéressait : le travail ouvrier, les syndicats, etc. Je pense que les régions industrielles, comme d’ailleurs celles de France, sont très marquées par ce passé. On s’est construit comme ça. Et quand les industries ferment, le drame c’est que l’identité tend aussi à disparaître, puis c’est au tour de la mémoire. À Angoulême, déraciné, j’ai voulu honorer mes terres, payer ma dette envers les miens, envers ce passé, à travers un livre.
Et comment s’est passée la réalisation du projet ?
Le projet a débuté lorsque j’ai gagné le Prix national espagnol de la BD pour James Joyce, un album qui a été aussi publié en France chez Futuropolis. Cette mise en lumière dans mon pays natal m’a encouragé à me lancer dans un ouvrage plus personnel. Même si l’enjeu était de taille car c’est un sujet très loin des préoccupations actuelles – bien que le Prix national ait coïncidé avec la dernière grève des mineurs et la dernière grande manifestation à Madrid. En 2015, j’ai publié le premier tome du Chant des Asturies chez Astiberri, en Espagne, sous le titre original de La Balada del Norte. Le deuxième tome est sorti en 2017. L’écriture a évolué au fur et à mesure de la rencontre avec mes lecteurs, des histoires et des anecdotes qu’on me racontait. J’ai même reçu des courriers, on m’a prêté des documents. Cette documentation collective a nourri l’écriture. En fait, je ne savais pas la longueur que le projet atteindrait. Initialement j’avais même pensé à écrire cette histoire en un volume, puis en trilogie. Finalement, ce sera quatre tomes. Le premier en mode introductif, le deuxième sur l’évènement en lui-même, le troisième autour du dénouement historique et le quatrième sur le destin des personnages.
Il y a une certaine logique. Mon processus de création est quelque chose de vivant, voire de chaotique. Par exemple, dans le premier livre il y a beaucoup de textes. Peut-être trop, car j’avais envie de contextualiser l’ensemble. Dans le tome 3, moins, car j’étais plus à l’aise. Il y a parfois des doubles pages sans aucun texte.
Que représente, pour la mémoire de l’Espagne, ce moment de la Commune des Asturies de 1934 ?
C’est un moment clé et, en même temps, peu connu, car occulté par la guerre civile espagnole qui débute en 1936. Un temps assez complexe pour l’Espagne et cette Seconde République pleine de paradoxes. Je pense qu’il y a des choses curieuses, notamment pour le lecteur français qui découvre que c’est Franco qui défend la République, alors même que c’est lui qui va la détruire en 1936 ! Lors de mes dédicaces, quand le futur lecteur ne connaît pas le thème, je lui dis que c’est une introduction à la guerre d’Espagne. Il y a une relation de causes à effets, la dynamique qu’un pays qui va se diviser. La Seconde république est une période totalement occultée, au point où cela est presque devenu une mythologie. Quand j’étais gamin je ne comprenais pas très bien cette mémoire. À Oviedo, par exemple, c’est très clivé : d’un côté, les fils de mineurs sont considérés appartenant à une classe de sauvages à cause du souvenir de la destruction de la ville. De l’autre, la révolte prend des accents épiques dans la mémoire ouvrière. Le mineur des Asturies est même devenu, a posteriori, une image centrale de la lutte contre le franquisme, comme on pouvait le voir sur certaines affiches. Mais la réalité est complexe, et c’est pourquoi j’ai voulu approfondir.
Était-ce un sujet dont vous parliez dans votre famille?
J’ai été élevé dans une famille « de silence » comme on dit en Espagne, c’est-à-dire qu’on ne disait rien : la guerre civile et les années de dictature ont agi comme une chape de plomb. C’était interdit de parler de la guerre ; je savais que des frères de mon grand-père étaient décédés lors du conflit mais on n’en parlait pas. Cependant, l’oubli ne permet pas toujours d’avancer. J’ai essayé de questionner ma famille sur 34 mais j’ai échoué, et puis les gens sont morts. J’ai donc eu envie de fouiller encore plus, pour combler ces trous dans la mémoire familiale. L’Espagne est un pays qui a un gros problème de mémoire. J’ai fréquenté les archives, notamment celles de la Fondation José Barreiro ou du Musée del Pueblo d’Asturies de Gijón qui possède un riche fonds d’images, notamment sur la guerre. J’ai aussi utilisé des livres écrits par des espagnols exilés. Mais le plus important restent les témoignages des personnes âgées qui ont aussi partagé leur documentation familiale.
Comment se sont opérés vos choix pour raconter l’Histoire avec un grand H ?
Bien sûr, j’ai inclus des figures historiques, des éléments issus des journaux de l’époque… Mais ce qui m’intéresse le plus, ce sont les anecdotes des personnes de tous les jours. Dans le tome 3, j’ai pris plaisir à narrer cette histoire d’un Christ habillé en rouge que les mineurs ont adopté car ils ont considéré que c’était un Christ révolutionnaire du fait de sa couleur. Ils ne l’ont pas détruit alors même que la période est marquée par l’anticléricalisme. C’est une anecdote tirée d’un journal national de l’époque que j’ai reçu d’un ami journaliste. Mon matériel est authentique et c’est peut-être une explication du succès en Espagne. Il faut accepter les témoignages tels qu’ils existent, en sachant qu’on ne pourra jamais avoir l’entièreté de la vérité historique. Je pense que la réalité est nuancée. Je ne voulais pas faire de l’agitprop, de la propagande avec cette BD. Les personnages sont très contradictoires pour représenter au mieux cette complexité. Ce paradoxe, cette contradiction, cette dysfonction, c’est ça la réalité. En essayant de retranscrire cela, j’espère avoir fait émerger plus d’authenticité, rendu l’Histoire plus accessible aussi.
Quelle place occupe l’histoire d’amour dans cette fresque historique ?
C’est certainement la chose la moins authentique ! C’est simplement un outil narratif. Je l’utilise à la manière des vieux écrivains du XIXe siècle, un fil rouge pour accrocher le lecteur. Je signe un contrat avec lui : il faut que tu acceptes l’histoire d’amour pour accéder à plein d’autres informations. C’est ce qui va permettre de « digérer » tous les faits historiques. S’il n’y a pas ces protagonistes, l’histoire ne se lit pas de la même façon. J’ai été un grand lecteur de romans russes. J’ai construit l’histoire comme un romans du XIXe, avec ce système d’histoires d’amour sur fond de tourmentes historiques. J’ai beaucoup aimé chez Tchekhov ou Tolstoï cette manière de raconter de l’universel à travers des histoires de personnages perdus dans des villages russes. Finalement, moi aussi je parle d’un petit village, avec ce risque que cela n’intéresse personne, mais avec des trajectoires universelles pour parler aux lecteurs de tous horizons.
Et le dessin ?
J’utilise très peu la couleur car mes histoires fonctionnent mieux en noir et blanc, et puis je gagne du temps. Dans ce cas, le gris s’imposait pour une double raison : à cause du charbon qui teinte les paysages, et aussi parce que, dans la tête des gens, les années 1930 sont des clichés noir et blanc. De plus, jusqu’à très récemment, le fleuve était sombre car il charriait les déchets de l’industrie minière. Le ciel aussi était plein de fumées. Et puis, l’histoire est grise ! Métaphoriquement. Au fur et à mesure, je me suis senti plus à l’aise pour dessiner les personnages, plus familier avec eux. Je dois dire que ce fut un déchirement quand j’ai dû les quitter.
Votre travail entre en résonance avec la problématique de la mémoire historique.
En Espagne, nous avons un problème avec la mémoire historique. Il y a un révisionnisme, qui existe d’ailleurs aussi en France. La révolution de 1934 est utilisée parfois pour justifier la guerre. Le révisionnisme espagnol consiste à dire que Franco n’est pas le coupable, ce sont les révoltes de « rouges » dans les Asturies, en Catalogne, etc. Le discours comme quoi Franco a été le sauveur d’une Espagne en train de devenir communiste est présent et revient d’ailleurs en force parmi les jeunes qui n’ont rien connu de cette période. Le parti d’extrême-droite Vox porte en lui ce discours. Les auteurs de BD en Espagne sont des militants de la mémoire. Et cela peut s’étendre à d’autres types d’expression. On risque d’arriver à un point où le contact avec la réalité historique se perdra. On le voit aussi avec l’histoire du Chili et de la dictature de Pinochet…
Propos recueillis par Marc Lamonzie
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Le Chant des Asturies #3.
Par Alfonso Zapico.
Futuropolis, 240 p., 26 €, février 2024.
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