Alfred : « Quand je dessine, je me répare »
Après Come prima (Fauve d’or 2014) et Senso (2019), l’album Maltempo vient clore la « trilogie italienne » imaginée par Alfred à partir de souvenirs personnels. Les trois livres se lisent indépendamment, mais sont « cousins ». On y retrouve certains thèmes récurrents chez l’auteur : des personnages malmenés par la vie, des moments clés où tout bascule, de la musique et d’époustouflants paysages de l’Italie chère à son cœur. Rencontre avec Alfred lors d’une performance, le 10 novembre, à la librairie Momie de Lyon : un dessin réalisé en direct et en public, en 16 minutes, sur une bande sonore choisie pour l’occasion.
Dans Maltempo comme dans Come prima, il est question des choix que l’on fait à l’adolescence, que l’on qualifie parfois – à tort ou à raison – « d’erreurs de jeunesse ». Est-ce une période qui vous intéresse particulièrement ?
L’adolescence est un territoire sauvage et hostile. Les émotions sont exacerbées. C’est une période charnière. On bascule dans une direction selon les rencontres que l’on fait, les gens qui deviennent nos modèles. C’est aussi un âge où on peut avoir des potes très différents, fils d’avocat ou d’ouvrier immigré, peu importe. Les chemins divergent plus tard. Le personnage principal de Maltempo, Mimmo, voit qu’il est à la croisée des chemins. Il y a un copain destiné à rester dans le rang en reprenant l’épicerie de son père, au village. Un autre qui a de « mauvaises fréquentations » et risque de « mal tourner ». Il y a celui qui a une conscience politique et veut se battre pour ses idées. Il reste une dernière voie : partir, tout quitter pour vivre son rêve.
Avez-vous été confronté à ce genre de choix radical, à l’adolescence ?
Pas vraiment. Mais à l’âge de 6 ans, j’ai su que je voulais raconter des histoires avec des dessins. Cette certitude m’a aidé à traverser ma scolarité, alors que j’aurais pu, comme certains potes à l’époque, faire de mauvaises rencontres et de mauvais choix. Il faut dire que c’était un peu chaotique à l’école et à la maison. Heureusement, entre le collège et la maison, il y avait une petite librairie BD (Momie, à Grenoble), qui m’a servi de refuge.
Dans deux des trois livres, il y a des chiens dont le rôle est de figurer ou de recueillir des émotions du personnage principal. Un traumatisme d’enfance avec un chien, peut-être ?
Non, même si, ado, j’ai le souvenir de m’être fait attaquer par un chien. Mes parents ont toujours eu des chiens et j’ai beaucoup d’amour pour ces animaux. Pour moi, le chien est un animal tellement fantasmagorique et propre à l’onirisme ! Dans Maltempo, les chiens représentent une menace sourde et lointaine, la sensation d’un danger qui plane. Ils sont dans la tête de Mimmo, ils lui disent : « Il faut que tu te tires ! Sors de la meute ! » Ils s’approchent de plus en plus, jusqu’à venir le menacer dans sa chambre.
Pourquoi le choix de la fiction et non des récits autobiographiques, comme l’a fait par exemple Nicolas de Crécy avec Visa Transit ?
Je veux pouvoir prendre des libertés : imbiber ma trilogie de souvenirs intimes et m’autoriser dans une même séquence des temporalités différentes. Je mélange par exemple un souvenir de mes 6 ans et quelque chose que j’ai observé il y a trois jours, cela donne des choses inattendues. Les carnets que je tiens depuis des années sont remplis de notes, de souvenirs, de rêves… je les mixe, c’est le terreau intime de mes fictions, y compris quand je les décale dans le temps comme Come prima qui se passe dans les années 1950. J’y ai mis mes deux grands-pères, dont l’un était communiste et l’autre Chemise noire, ou des tensions avec un de mes frères. En revanche, dans les petites histoires que je raconte sur Instagram, je ne triche pas d’une virgule.
Vrai ou faux : vous semblez avoir avec une tendresse pour les marginaux et les bad guys, en réalité des personnages qui dissimulent des fêlures… Est-ce pour signifier qu’il n’y a pas les bons et les méchants, mais des êtres humains aux bons et mauvais côtés ?
C’est vrai. Les choses ne sont pas blanches ou noires. Ma culture vient surtout du cinéma italien des années 1950 à 1970, qui offre une galerie de personnages paumés, des laissés-pour-compte. Ils ont une densité émotionnelle alors que le scénario tient sur trois lignes (comme dans mes livres !). En tant que raconteur d’histoires, les gens pétris de contradictions m’intéressent mille fois plus que quelqu’un qui n’a rien à se reprocher. Je ne suis pas un scénariste, j’écoute les histoires que vont me raconter mes personnages durant deux ou trois années. D’ailleurs je n’aime pas trop les « bouquins de scénaristes », ceux qui sont très bien ficelés, avec un cliffhanger au bon moment…
Au contraire, vous vous lancez dans un scénario sans savoir où il va vous mener, dans une sorte d’improvisation maîtrisée. Seriez-vous un jazzman de bande dessinée ?
Je n’écoute pas de jazz – ça m’emmerde ! non, je rigole, c’est ce que je dis à mes amis pour les taquiner – mais j’en aime la philosophie. Je suis un auditeur de pop-rock, de Brassens à Radiohead en passant par Albin de la Simone, les Beatles ou encore Arthur H, qui sont à la croisée de plusieurs univers. C’est une forme d’illustration musicale que je vise dans mon travail.
Dans un entretien avec Tewfik Hakem, sur France Culture, au moment de la parution de Senso en 2019, vous disiez aimer « donner la note du récit », et aussi : « Quand je compose un livre, je l’improvise à mesure que le livre se fait »… La musique et la bande dessinée sont liées dans votre pratique, jusque dans le vocabulaire ?
C’est intéressant, merci, je n’avais jamais remarqué ! Le dessin et la musique ont toujours été là, à parité de temps, depuis le début. Si je fais de la bande dessinée, c’est parce que le dessin a un pouvoir d’apaisement plus fort sur moi. Quand je dessine, je me répare, je guéris.
Mais en effet, je compose des livres en les imaginant, ce sont comme des refrains qui reviennent dans ma tête. J’insère des temps contemplatifs, des planches muettes qui sont comme des temps instrumentaux, qui invitent à se laisser porter. Ces silences sont d’abord là pour moi, pour que je reprenne mon souffle. J’écris mon scénario au jour le jour, un suivant un fil dont j’ai quelques balises, aucun détail de dialogue… Donc quand j’ai fini un « morceau » – décidément, on y revient ! –, j’ai toujours besoin d’un temps contemplatif avant d’enchaîner. C’est d’abord une rythmique interne, avant d’être une pause aussi pour la lecture.
De fait, la nature est un personnage à part entière dans vos livres…
Je dessine l’Italie à partir de lieux que je connais par cœur, pas d’après photos. Dans mon atelier, en France, j’interprète les endroits comme je m’en souviens, même si c’est inexact. Dans Senso, le parc est constitué de trois ou quatre parcs différents en réalité, et je sais d’où chaque élément vient.
Vous ne cherchez donc pas la perfection en dessinant ?
Non ! D’abord, je n’en ai techniquement pas le vocabulaire, et puis je préfère quelque chose d’à peu près juste qui laisse part à une grande interprétation. Même quand je dessine une Fiat 500, un calvaire pour moi, je prends un jouet pour modèle, alors qu’il y a des logiciels 3D qui pourraient m’aider.
Crayons, plumes, pinceaux, pastels, feutres, tablette graphique : avez-vous un instrument de prédilection ?
Tous, sauf la tablette ! En tant qu’autodidacte, j’ai longtemps été complexé – ce n’est plus le cas – alors j’ai voulu tout essayer. Chez moi, au quotidien, je dessine avec tout ce que j’ai sous la main. Je peux subitement aller chercher une craie grasse au fond d’un tiroir, qui n’a pas servi depuis cinq ans. C’est une manière de provoquer des accidents, j’aime ça. Pour les scènes de musique dans Maltempo, j’ai traduit du son avec des traits. J’ai mis de la musique très fort et j’ai « joué » les dessins en rythme… j’ai même cassé une plume au passage ! Cette façon de dessiner me vient aussi de tous les concerts dessinés que je fais depuis vingt ans, cela me nourrit.
Est-ce vous qui mettez en couleur vos albums ?
Par manque de temps, j’ai souvent besoin qu’on m’aide, ou plutôt que quelqu’un me suggère des pistes. Sinon, j’utiliserais toujours le même jaune, le même bleu… Alors je donne des intentions aux coloristes et s’il y a un petit décalage, ça apporte une fraîcheur. Dans Maltempo, Laurence Croix a fait un travail formidable.
En tant qu’artiste, réfléchissez-vous à créer une œuvre cohérente, tel un Patrick Modiano, ou est-ce que vous abordez chaque projet avec un objectif différent, en fonction de vos envies ou de votre compte en banque ?
Chaque livre est un tout. J’aurais adoré avoir une vision d’ensemble dès le départ, la démarche de Modiano est fascinante. Mais la trilogie italienne ne s’est pas enchaînée : j’avais besoin d’aller ailleurs entre chaque livre. Come prima était censé être un livre seul, mais il s’est avéré que j’avais encore des choses à dire. À la fin de Maltempo : rien. J’ai peut-être vidé mon sac !
Êtes-vous quelqu’un de nostalgique ?
Je dirais plutôt mélancolique. Je regarde passer les choses sans pouvoir les retenir. Je suis un grand contemplatif. Dans Come prima, c’est moi, capable de regarder la mer pendant quatre heures, ou les gens.
Quelle phase de réalisation d’une BD préfèrez-vous : la recherche d’idées, la documentation sur un sujet, l’écriture, le découpage, le dessin ?
Le plus grisant et le plus angoissant est la phase où je cogite mon récit. Je me le raconte à voix haute – en bon fils de comédiens ! – dans la rue, sous la douche, dans mon atelier… Ce qui est stressant, c’est de me demander si j’ai quelque chose à raconter. C’est la période la plus vivante de la création d’une bande dessinée.
Quel rapport entretenez-vous avec votre éditeur ? As-tu besoin d’un accompagnement attentif ou préfèrez-vous garder un maximum de liberté jusqu’au dernier moment ?
On est très proche, avec David Chauvel, mon éditeur chez Delcourt. Il a compris que je ne sais pas à l’avance ce que va être mon livre. Donc on discute, je lui raconte ce que j’ai en tête. Il sait que si j’ai une question en cours de route, il faut m’aider à prendre une décision tout de suite. Puis il me fiche la paix pendant des mois… Je peux rester un an sans donner de nouvelles, et il voit le livre une fois que j’en ai dessiné la moitié ! J’ai la prétention d’espérer savoir moi-même quand supprimer ce qui ne va pas. Il y a dans notre relation une grande part de confiance, dont j’ai besoin.
Aimez-vous les fins ouvertes ?
Oui, j’ai besoin de savoir que l’histoire se poursuit de son côté, que les personnages continuent à exister sans nous.
Propos recueillis par Natacha Lefauconnier
Portrait italien
Alfred, pour vous, si l’Italie était :
– une odeur, ce serait… ? L’odeur du sel marin.
– un lieu ? La digue et les rochers de Chiavari, d’où je viens.
– un plat ? e trofie al pesto (des pâtes fraîches).
– un mot ? Ciao (ça ouvre plein de portes).
– un ou une artiste ? Fellini.
– un film ? Le Pigeon (I soliti ignoti) de Monicelli. C’est le premier film qui invente le ton si typique de la comédie à l’italienne.
– une pièce de théâtre ? plus qu’une pièce, je dirais les personnages de la comedia dell’arte avec les masques et les mimes.
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Maltempo.
Par Alfred.
Delcourt, coll. Mirages, 23,95 €, octobre 2023.
Images © Alfred/Delcourt
Photo © BoDoï
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