Anaïs Nin sur la mer des mensonges
Peut-être associez-vous le nom d’Anaïs Nin à ses nouvelles érotiques, ou à celui du romancier Henry Miller, l’un de ses amants. Peut-être ne connaissez-vous pas du tout cette diariste et écrivaine américaine née en France (1903-1977), à la réputation sulfureuse. « Souvent, on l’adore ou on la déteste », nous a confié Léonie Bischoff lors d’une interview. Quoi qu’il en soit, peu importe ! L’album réalisé en solo par l’autrice suisse aborde des thèmes universels à travers un portrait singulier, d’une finesse psychologique et d’une beauté admirables. Évitant le piège de la biographie exhaustive et linéaire, Léonie Bischoff s’attache à montrer comment une jeune femme métisse – son père est un pianiste cubain, sa mère une chanteuse franco-danoise – parvient à s’émanciper de sa petite vie bourgeoise toute tracée. Cela se fait par deux voies simultanées : l’écriture et l’exploration de la sexualité.
Focalisé sur le début des années 1930, le récit met en exergue la rencontre avec Henry Miller et son épouse June, qui marque un tournant dans la vie d’Anaïs Nin. Si elle s’adonnait à l’écriture d’un journal intime depuis ses 11 ans (lorsque son père a abandonné femme et enfants), son envie d’écrire autre chose se concrétise lors de ses séances de travail avec l’auteur américain. Leur rapprochement est d’abord intellectuel avant de devenir charnel, et même alors, elle ne se laisse pas influencer dans sa manière d’écrire, que son amant trouve « trop féminine ».
Un qualificatif qui rime avec le nom de cette éternelle séductrice, qui a besoin de se rassurer dans le regard des autres et découvre toutes les possibilités qu’offre la sexualité dans les bras de ses amants. Pour chacun, elle enfile le costume susceptible de lui plaire : elle n’est jamais elle-même et navigue sur sa mer de mensonges. Seul son journal intime lui renvoie sa propre image – le vrai journal, car elle en tient aussi un « faux » qu’elle autorise parfois son mari à lire. La voix de son journal apparaît au fil des pages sous la forme d’une autre Anaïs, les cheveux libres comme les idées qu’elle défend.
Derrière la femme épanouie se cache pourtant l’artiste qui doute, les affres de l’écriture et des traumatismes douloureux. Victime d’inceste dans son enfance, Anaïs Nin aura, à l’âge adulte, une relation consentie avec son père. Par ailleurs, se refusant à être mère, elle subira un avortement tardif extrêmement violent. Bien qu’insupportables, ces deux épisodes sont traités avec tact et élégance par Léonie Bischoff.
Pour accompagner cette narration palpitante, l’autrice a fait le choix surprenant de dessiner avec un crayon à mine multicolore, celui-là même qu’on adore enfant. Une prouesse : elle insuffle à ses pages un vent de poésie, de sensualité et de douceur, à l’image de son héroïne. Les scènes de sexe sont magnifiées par l’utilisation de motifs floraux, qui ôtent tout aspect pornographique. Le livre, élégant et souple, se présente comme un objet qui invite au feuilletage. Sans conteste l’un des albums immanquables de cette rentrée 2020.
Publiez un commentaire