Anthony Pastor : « Je dois être ambitieux »
Après Las Rosas, Bonbons atomiques ou La Vallée du diable, Anthony Pastor donne une nouvelle impulsion à sa carrière. Son No War est un feuilleton haletant, thriller politique contemporain aux accents fantastiques, qui se déroule dans une Scandinavie fictive aux portes de la guerre. Dans une Europe entre tensions sociales et crise écologique qui ressemble bigrement à la nôtre. Cette histoire âpre et palpitante, l’auteur de 45 ans l’a d’abord imaginée pour son fils, adolescent. Avant de se prendre terriblement au jeu, développant une série qui comptera au moins 6 tomes, dont 3 rien que cette année. Il s’en explique à BoDoï.
Le Sentier des reines et La Vallée du diable semblaient indiquer une bifurcation vers un certain classicisme, dans le format ou la narration. Et voilà que vous vous lancez dans une série de longue haleine au format plus proche des comics…
Tous ces projets participent du même mouvement pour moi. On peut voir Le Sentier des reines comme classique, mais c’était pour moi une façon de me remettre en question. Avec Bonbons atomiques, j’étais arrivé à un trait synthétique de tout ce que j’avais mis en place jusqu’alors. Mais ce trait commençait à me paraître trop fabriqué. De plus, en changeant d’éditeur, d’Actes Sud/L’An 2 à Casterman, j’ai voulu aussi quitter le confort de la fausse Amérique que j’avais créée. Et que je contrôlais trop. Direction donc la fiction historique, avec un gros travail de documentation, notamment sur le féminisme. Et tenter de retrouver du naturel dans mon trait.
Mais pour No War, vous revenez à un monde inventé.
J’ai fini par me rendre compte que je suis un auteur de fiction ! Le côté documentaire, dans La Vallée du diable, avait un peu bridé ma liberté. Je me sens à l’aise pour construire un pays comme une scène de théâtre sur laquelle je fais évoluer mes personnages. Après, je m’inspire énormément du monde réel : ma Numak, c’est presque Reykjavík. Et je suis à fond l’actualité : la politique de Donald Trump – dans le tome 2, on verra un personnage qui lui ressemble –, le Brésil de Jair Bolsonaro, les événements dans les pays de l’Est, l’injustice sociale qui mène à la haine voire au djihad… J’ai l’impression que mes intuitions sonnent juste pour le moment.
Ne craignez-vous pas d’être dépassé par l’actualité, justement ?
Je continue à lire la presse, pour bien sentir ce qui se passe dans le monde. Mais c’est vrai que ça me met la pression ! Heureusement, mes trames sont adaptables et je pose plus de questions que je n’apporte de réponses. Ma BD a vocation à rester ouverte, même si elle est engagée.
No War se développe dans un premier arc de trois tomes, mais vous évoquez déjà un second arc. Avez-vous déjà tout en tête ?
En fait, j’ai déjà crayonné les tomes 2 et 3, le cycle 2 est signé, et j’ai quasiment déjà écrit 9 tomes en tout ! Concernant la méthode de travail, j’ai pas mal évolué au fil des années. Au tout début, pour Ice Cream, je partais du dessin. Puis, pour Las Rosas, j’ai écrit 80 pages de dialogues ! Désormais, j’essaie de tendre vers un processus de moins en moins bavard. J’écris beaucoup en phase de construction du récit, mais quand j’attaque les planches, j’aspire au silence. Depuis le début de ma carrière je cherche une écriture graphique personnelle, un équilibre. No War pourrait être le fruit de cet équilibre-là.
N’avez-vous pas peur de vous user sur une aussi longue série?
Effectivement, pour que cela fonctionne, il faut que je garde l’idée de l’urgence mais surtout l’énergie. Cela fait longtemps que je rêve d’une série au long cours et le format des séries télé m’attire forcément. Je dois donc me ménager pour répondre à mes contraintes de production, mais je pense avoir trouvé le bon rythme de travail : je crois être arrivé à une certaine maturité même si j’ai bien conscience de ne pas être un mangaka! Après déjà deux ans à développer le projet, mon processus d’écriture est en train de se caler. Même si je dois avouer que je n’avais jamais autant repris l’architecture d’une bande dessinée que celle du premier tome !
Pourquoi ?
La véritable écriture se fait au moment du storyboard. Mais les personnages que j’ai imaginés ont aussi besoin d’être dessinés pour s’incarner et vivre leur vie. Alors, même quand je storyboarde, je dessine déjà un peu… Surtout, chaque personnage agit en fonction de ses préoccupations intimes: ma mission est donc de les faire se retrouver, se croiser, afin de faire avancer l’histoire. En écrivant, je multiplie les allers-retours entre mes notes brossant les grandes intentions et directions de l’intrigue, et des bouts de scène déjà écrits. Et je cherche le bon assemblage et le bon rythme, renvoyant même parfois une scène à un tome ultérieur.
Au niveau du dessin aussi, avez-vous aussi trouvé l’équilibre recherché ?
Je voulais retrouver un trait plus naturel. Hélas, je veux souvent en faire trop, ça vient sans doute de mon éducation : j’ai toujours l’impression que je n’en fais pas assez pour mériter son salaire! Je dois me faire violence pour parvenir à faire simple. Toutefois, la constante, c’est que je dois vivre de façon intime ce que je dessine. J’utilise toujours l’outil numérique pour dessiner, avec un pinceau « bout carré » comme sur Castilla Drive. Pour faire plus simple et capter l’émotion, je cherche par exemple à davantage m’appuyer sur l’épaisseur du contour des personnages ainsi que sur le blanc autour, afin de suggérer le flou d’arrière-plan – avant, je cherchais toujours des solutions pour dessiner ce flou, c’était parfois épuisant.
No War semble être un projet d’une nouvelle ampleur pour vous. Bien différent des précédents.
C’est vrai. Malgré une certaine reconnaissance, de la part des critiques et des jurys de prix, je n’ai pas encore rencontré un large public. Pourtant, même si mon dessin n’attire pas forcément au premier regard, je pense m’adresser à tous les lecteurs. J’avance en âge, je ne suis plus un jeune auteur, et parfois cette réflexion pollue un peu mon travail… Car le plus difficile dans notre métier, c’est de s’installer dans la durée. La tentation première aurait été de proposer quelque chose de plus lisse et plus convenu. Mais ce n’est pas moi. Or, j’ai conscience que je dois être ambitieux: je fais donc le pari de dessiner quelque chose de très personnel, de très prenant, tout en restant attentif à ce que cela implique dans ma vie, notamment familiale. Pour l’instant, je tiens le planning et j’ai le sentiment qu’avec Casterman, nous construisons quelque chose sur le long terme. Ce n’est pas laborieux, je m’éclate !
Propos recueillis par Benjamin Roure
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No War #1.
Par Anthony Pastor.
Casterman, 130 p., 15 €, janvier 2019.
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