Appollo, éthique de la sobriété
Après une absence de quatre ans, Olivier Appollodorus alias Appollo a fait son retour en librairie, en 2018, avec Chroniques du Léopard, en sélection officielle du Festival d’Angoulême 2019. Une histoire sobre et comme toujours parfaitement équilibrée, égale au talent toujours constant du scénariste, récompensé dès 2012 pour l’ensemble de son oeuvre par le prix Jacques Lob. L’occasion de faire le point avec lui sur son travail des dernières années, sa relation à l’écriture et son envie de raconter des lieux qui lui tiennent à coeur.
Avant Chroniques du Léopard, vous n’aviez plus rien publié en BD depuis le tome 2 des Voleurs de Carthage, en 2014 . Vous aviez décidé de faire une pause ?
Il y avait plusieurs choses. Pour commencer, je suis devenu rédacteur en chef de la revue réunionnaise Le Cri du Margouillat [revue lancée en 1986 par Appollo et ses amis, quand ils étaient encore au Lycée. La publication avait cessé depuis 2002, NDLR]. On l’a relancée en 2016, parce qu’il y a toute une nouvelle génération de jeunes auteurs de BD, à la Réunion. J’ai aussi écrit quelques nouvelles pour la revue Kanyar, dirigée par mon ami André Pangrani jusqu’à son décès en 2016.
Vous êtes aussi enseignant.
Oui. Écrire a été ma première activité, pourtant, puisque j’ai publié pour la première fois à 20 ans. Mais ça fait maintenant 25 ans, sans discontinuer, que je suis aussi prof. Je me suis déjà posé la question de ne me consacrer qu’à l’écriture, mais finalement, j’aime enseigner. Ça m’amuse, je trouve ça chouette d’être au contact des jeunes. Et puis, je me disperse facilement, et avoir un métier régulier me permet de me structurer. Longtemps, j’ai eu peur que me mettre à enseigner l’écriture me bloque, parce que pour moi, l’écriture est un jaillissement et elle ne peut pas s’encombrer de réflexivité. Je préférais donc compartimenter mes deux activités. Mais finalement, j’ai sauté le pas, en faisant d’abord un détour par l’écriture de cinéma, et j’enseigne maintenant le scénario. En fait, il n’y a eu aucun problème, ça ne me bloque pas du tout.
À l’époque où vous écriviez Biotope, vous disiez avoir un peu peur d’être enfermé dans la case « récit historique ». Est-ce encore le cas ?
Oui, j’ai toujours peur d’être enfermé là-dedans. En tant que lecteur, c’est un genre dont je ne suis pas client, et je n’ai pas l’impression de faire du récit « historique », comme a pu le faire Dumas par exemple. Pour moi, avant de considérer le moment où ça se passe, Chroniques du Léopard, par exemple, est d’abord un récit d’adolescence. S’il fallait les définir, je dirais que mes histoires sont géographiques plutôt qu’historiques. Je pourrais traiter n’importe quelle période, je pense, mais pas parler de n’importe quel endroit, par contre. J’estime que pour parler d’un lieu, il faut le connaître intimement.
Est-ce une question de légitimité ?
Oui. J’ai une démarche un peu militante là-dessus. J’ai beaucoup de mal avec les histoires qui se passent aux États-Unis – ou au Japon, quand c’est la mode. En fait, on est tellement abreuvés de culture américaine qu’on a l’impression de la connaître – alors qu’en réalité, pas du tout, on n’en a qu’une image fantasmée. Et il y a comme une incapacité de penser autre chose que les modèles dominants, je trouve ça triste. À croire que notre mentalité ne s’ouvre au monde qu’à l’intérieur de territoires au préalable balisés. Par exemple, l’histoire de la France et de l’Afrique, qui est pourtant dense, n’est actuellement plus du tout exploitée dans la fiction. Ça n’a pas toujours été la cas, pourtant. Pratt nous faisait voyager, lui. Il nous faisait découvrir des mondes incroyables, les tribus Danakils d’Abyssinie ou les Indiens d’Amazonie. Et il était le seul à le faire, parce qu’il fallait y avoir été. En somme, il parle des endroits qui l’ont constitué. Si je n’ai rien publié depuis Les Voleurs de Carthage, c’est aussi parce que j’avais envie de travailler sur le Congo, et que je n’ai pas encore trouvé le moyen de le faire. Pour moi, ce serait problématique de travailler avec un dessinateur français qui n’aurait pas une connaissance approfondie de cet endroit, et qui dans ce cas, risquerait de relayer une représentation faussée.
Comme Pratt, vous parlez des endroits qui vous ont constitué ?
Certains lieux sont très importants pour moi. À 18 ans, mon grand rêve c’était d’aller à Kinshasa [en RDC, où Apollo a vécu plusieurs années depuis, NDLR]. Il y a aussi Haïti qui m’intéresse beaucoup, où je ne suis encore jamais allé. Sa culture créole, l’histoire culturelle de l’île, en général, me parlent. Et il y a la réunion, bien sûr, où j’ai grandi. Dans mes BD réunionnaises, j’ai une sorte d’entreprise balzacienne (même si je ne suis pas fan de Balzac), qui serait de faire un panorama de « mon histoire » de l’île. La Grippe Coloniale (2003, avec Serge Huo-Chao-Si) racontait le basculement de l’île dans le XXe siècle, à la fin de la première guerre mondiale, avec ces soldats qui revenaient du front. Île Bourbon, 1730 (2006, avec Lewis Trondheim) racontait la disparition de la piraterie – de ce point de vue-là, je trouve cet album particulièrement réussi, il utilise très bien le moment historique. J’aimerais aussi beaucoup traiter l’abolition de l’esclavage, en 1848. Il s’agit d’une date véritablement cruciale dans l’histoire de l’île, puisque un tiers de la population été libérée à ce moment-là. Dernièrement, j’ai relu L’Éducation sentimentale, de Flaubert, et son traitement de la révolution de 1848 (en métropole) est très parlante pour moi. Il utilise le moment, il exploite narrativement l’événement historique pour raconter quelque chose d’autre.
Vos scénarios frappent souvent par leur équilibre, leur justesse. Êtes-vous du genre perfectionniste ?
Que vous parliez de justesse me touche, parce que c’est ce que je vise. J’essaie vraiment d’éviter que mes personnages soient « too much ». Mais par contre, je ne dirais pas du tout que je suis perfectionniste – je le suis en pensée, oui, mais je n’ai pas la force de caractère pour aller jusqu’au bout de l’idée. Si je relis un bouquin que je viens de terminer, je vois plein de défauts, mais je ne vais pas faire en sorte de les corriger. D’ailleurs généralement, j’évite de revoir l’album une fois mis en couleur, parce que sinon, au bout de cinq pages de relecture, ça m’énerve. Il faut aussi ajouter qu’il y a une part d’improvisation dans mes histoires, ce qui n’est pas très perfectionniste. J’écris souvent en flux tendu, dans un mouvement d’allers et retours constants avec le dessinateur, et ce qu’il fait peut m’orienter sur des choses que je n’avais pas prévues au départ.
Vous disiez plus haut avoir écrit des nouvelles. Quelle différence avec l’écriture de scénario de BD ? Et avez-vous des envies de romans ?
Ça faisait longtemps que je voulais écrire des nouvelles. Le problème c’est que je suis flemmard, et que j’ai besoin de quelque chose de concret pour me motiver, comme une deadline – ce qui est pratique dans le fait d’écrire pour une revue. En BD, c’est différent, il y a l’avantage de travailler à plusieurs. D’une part, il y a la camaraderie qui rend la chose très agréable à faire, et d’autre part il y a l’émulation commune qui nous pousse. Je pense continuer les nouvelles, et j’ai bien des idées de romans – les idées, il y en a toujours – mais on n’y est pas encore. C’est drôle, d’ailleurs, je n’écris pas les mêmes choses pour la BD que pour la littérature. Toutefois, parmi les nouvelles que j’ai écrites, il y en a une que je pourrais avoir envie d’adapter en BD…
Propos recueillis par Mathieu Péquignot
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Chroniques du Léopard.
Par Téhem et Appollo.
Dargaud, 19,99 €, août 2018.
Images © Dargaud – Photo © BoDoï
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