Atsushi Kaneko : «Dévoiler l’envers d’un paradis artificiel»
À chaque auteur, ses maîtres et ses influences. Pour le mangaka alternatif Atsushi Kaneko (47 ans), c’est Suehiro Maruo qui fit naître l’envie d’exercer cette profession. Pourtant, nourri à la culture punk et au cinéma, l’auteur de Bambi, Soil et Wet Moon déborde des cases de la bande dessinée japonaise et n’en lit d’ailleurs pas lui-même ! À l’occasion du 41e Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, nous avons rencontré ce mangaka unique en son genre.
Rencontrez-vous des personnes qui se revendiquent de vous, à qui vous avez donné l’envie de devenir artiste ?
Dans le domaine du manga, je n’ai encore rencontré personne qui ait choisi cette voie après avoir découvert mon œuvre. Par contre, j’ai déjà croisé des gens qui ont eu l’envie de se lancer dans une activité créatrice après avoir lu mes bandes dessinées – des gens qui travaillent dans le cinéma, ou dans la musique. Après, je ne comprends pas trop le lien de cause à effet mais quelqu’un a été très marqué par Bambi… et a eu envie d’aller en Russie ! Je ne vois pas vraiment le rapport entre les deux mais voilà, c’est arrivé.
Les œuvres de Suehiro Maruo vous ont donné l’envie de devenir mangaka. En dehors de lui, avez-vous rencontré certaines de vos idoles ou de vos inspirateurs ?
J’ai rencontré Katsuhiro Otomo qui, sur un autre plan, est également l’une des personnes qui m’ont donné envie de devenir mangaka. Je n’ai pas été influencé par lui de la même manière que j’ai été influencé par Suehiro Maruo, mais c’est quelqu’un de très important pour moi. Quand je l’ai rencontré, j’étais tellement nerveux que je n’ai pas vraiment pu lui parler !
Au-delà d’être collègues dans la revue Comic Beam, êtes-vous proche de Suehiro Maruo ?
En fait, je l’avais déjà rencontré plusieurs fois par le passé, sans jamais avoir vraiment l’occasion de discuter avec lui. L’année dernière, grâce au magazine français Kaboom qui a organisé un entretien croisé entre nous deux, j’ai enfin pu prendre le temps de lui parler. Ici, à Angoulême, je suis vraiment aux anges car j’ai la possibilité de passer beaucoup de temps avec cette personne que j’adore et que je respecte énormément.
Maruo a adapté Edogawa Ranpo en manga (La Chenille, L’île Panorama), et vous l’avez adapté au cinéma dans le segment Mushi de Ranpo Noir. Quel est votre rapport à cet auteur ?
Ce n’est pas une figure qui m’a marqué au point où elle a marqué Suehiro Maruo, mais ce que je trouve intéressant, avec Ranpo, est sa palette d’œuvres variées qui peuvent toucher des publics très différents. Il a écrit des romans s’adressant aux enfants tout comme des récits plus dérangeants, plus adultes, et l’on peut donc continuer à le lire tout en grandissant.
À propos de Mushi, est-ce vous qui en avez créé les décors surréalistes et dirigé l’ambiance visuelle ? Le plateau de cinéma vous a-t-il permis de développer votre art d’un point de vue scénographique ?
J’ai dessiné un story-board pour toutes les scènes. Les décors ont quant à eux été réalisés par une équipe dédiée, sur base des dessins de conception que je leur ai montrés.
Si Bambi, Soil et Wet Moon étaient adaptés au cinéma, qui choisiriez-vous pour les réaliser ?
J’aimerais que ce soit moi-même qui le fasse. À la base, d’ailleurs, Wet Moon aurait dû être un film en plus d’un manga. Malheureusement, cela n’a pas encore pu se faire car j’ai choisi d’installer l’intrigue dans les années 1960, ce qui nécessite un budget conséquent.
Vous a-t-on déjà contacté pour adapter vos mangas en jeu vidéo ?
Non, cela ne m’est jamais arrivé. Peut-être est-ce parce que mes histoires ne se prêtent pas trop à être adaptées en jeu vidéo ?
Il existe un créateur japonais de jeux vidéo, Suda51, qui est votre véritable miroir ! Il connaît votre travail (il me l’a dit), son univers est proche du vôtre, entre le punk rock, David Lynch ou la lucha libre. Il a réalisé Killer7, qui met en scène un tueur ayant sept personnalités, ou encore Lollipop Chainsaw où une cheerleader se bat contre des zombies à l’aide d’une tronçonneuse…
Je ne le connais pas, mais à entendre les titres de ses jeux, cela a l’air très intéressant !
Votre style s’apparente fortement à certains comics underground. Êtes-vous populaire, aux États-Unis ?
Je ne suis pas du tout connu aux États-Unis. Bambi y a été publié mais cela n’a pas fonctionné. Peut-être était-ce justement trop américain pour le public américain, et que cela ne les intéressait donc pas.
Vous êtes influencé par David Lynch, Quentin Tarantino, Daniel Clowes ou encore les Cramps… Par quoi avez-vous été marqué, dernièrement ?
J’aime beaucoup le travail du cinéaste américain Todd Solondz [Happiness, Storytelling…]. Je partage vraiment sa sensibilité.
Quelle était votre vie avant la bande dessinée ?
Quand j’étais jeune, je ne lisais pas du tout de manga. Je jouais de la basse dans un groupe de punk rock et je réalisais des petits films. J’habitais vraiment dans un coin perdu de la campagne [ndlr: dans le département de Yamagata], où je n’avais personne avec qui partager ce genre de goûts. J’étais donc très frustré. La culture punk, par exemple, ou la musique que j’écoutais, étaient très apaisantes pour moi : je trouvais rassurant de constater qu’il y avait des gens, à l’étranger, qui partageaient cette espèce de colère, cette frustration, qui avaient les mêmes envies et les mêmes questionnements que moi.
Étiez-vous anti-système ? Frustré par le modèle nippon ?
Oui, bien sûr. Et surtout, j’avais un comportement rebelle à l’égard des adultes. Je pense c’est partout pareil, que les adolescents agissent de la sorte dans tous les pays du monde.
À propos de manga… Adolescent, vous n’en lisiez pas mais, enfant, il paraît que si !
C’est vrai, je lisais des séries humoristiques, notamment Gaki Deka ou Makaroni hōrensō [ndlr: littéralement Macaroni aux épinards !], qui avait beaucoup de succès.
Wet Moon vient de paraitre en version française. Dans cette série, vous utilisez beaucoup plus de noir que dans Bambi et dans Soil. Pourquoi ?
Je voulais que cette série soit un hommage aux films noirs et j’ai donc voulu renforcer la présence de cette couleur.
Vous adaptez donc votre style à chaque série.
Oui, j’essaie de modifier mon style en fonction de l’histoire et de l’ambiance. Dans la série sur laquelle je suis en train de travailler [ndlr: Deathco], j’essaie de mettre l’accent sur le trait plutôt que sur l’ombre et la lumière. En fait, j’aimerais que ces changements soient vraiment radicaux d’une série à l’autre, mais je n’y parviens pas réellement…
Wet Moon se déroule dans une cité balnéaire du Japon des années 1960. Pourtant, l’atmosphère visuelle évoque plutôt l’Amérique des années 1950, ou Cuba. De quelles influences vous êtes-vous nourri ?
Tout d’abord, lorsqu’on regarde le Japon des années 1960, la culture des années 1950 y est encore très présente – les cheveux gominés, par exemple. On le voit fortement dans les films de la Nikkatsu des années 1960, dont je me suis beaucoup inspiré. Ensuite, la ville de Wet Moon est inspirée de la ville d’Atami, qui existe vraiment au Japon et qui ressemble réellement à cela. Ce qui m’a intéressé, dans cette ville, est son côté touristique qui a été vraiment exagéré par les gens qui l’ont conçue et habillée. Il y a énormément de palmiers, par exemple, peut-être dans le but de recréer une ambiance proche de Miami… Du coup, je ressens une grande vacuité en voyant ces palmiers pendant la saison morte, en hiver. Et cela collait très bien avec l’histoire de Wet Moon.
Un peu comme si l’on démystifiait un paradis, en quelque sorte.
C’est exactement cela, oui : dévoiler l’envers d’un paradis artificiel. Ce décor s’accorde particulièrement bien avec Wet Moon dans la mesure où le héros, Sata, évolue lui-même parmi les mensonges de ses collègues sans vraiment s’en apercevoir – au début de l’histoire, il n’a pas conscience de se mentir à lui-même, de perdre pied avec la réalité. On peut dresser un parallèle entre ce que cache la ville et ce que cachent les personnages.
L’idée d’un monde caché qui n’obéirait pas aux règles de la réalité, est-ce une fascination personnelle ? Dans Wet Moon, par exemple, le cabaret Luna Lounge et son plancher zébré rappellent la “Black Lodge” de Twin Peaks…
Tout à fait. J’aime beaucoup mettre en scène cette idée d’un monde parallèle, très proche du nôtre mais en même temps fermé, par lequel on pourrait accéder via certaines portes. Pour moi, la paix dans laquelle nous vivons est très fragile, elle pourrait aisément être réduite à néant. Ce sentiment d’insécurité est réellement présent en moi et j’aime le mettre en images.
Faites-vous référence aux risques sismiques encourus et subis par le Japon, sur lequel plane une épée de Damoclès permanente ?
Oui. Et surtout, jusqu’à présent, bien que des tremblements de terre plus ou moins importants avaient régulièrement lieu, cela ne nous dérangeait pas plus que cela. Depuis le 11 mars 2011 et les conséquences de Fukushima, les Japonais ont réappris la peur et le danger que cela peut représenter. Cet accident nous a fait prendre conscience du fait que la paix sur laquelle nous vivions était bâtie sur un échafaudage de mensonges, susceptible de s’écrouler et de révéler la dure réalité. C’est un peu cette idée que je voulais mettre en scène dans Wet Moon.
Le titre de votre dernière série, Deathco, fait-il référence à TEPCO [Tokyo Electric Power Company] ?
[rires] Non, cela n’a rien à voir. En fait, c’est un jeu de mots sur « disco ». En Japonais, si l’on enlève une petite partie de ce mot, il devient « desco », ce qui fait penser à « death », la mort. D’où l’idée d’un univers peuplé de tueurs à gages, aussi nombreux que les ouvriers travaillant à l’usine – ce sont un peu les cols bleus de ce monde –, qui passeraient leur temps à se trucider les uns les autres dans un festival de morts.
Pouvez-vous nous parler davantage de ce titre ? Comptez-vous en faire une série longue ?
Soil et Wet Moon sont des œuvres que j’avais écrites dès le départ, du début à la fin, selon un plan très précis qu’il ne me restait plus qu’à suivre. En ce qui concerne Deathco, j’ai voulu reprendre la manière plus habituelle de créer des mangas, qui consiste à bâtir un univers de manière sommaire puis à le faire évoluer au fur et à mesure en écrivant l’histoire, les situations, les personnages. Ne pas trop savoir où aller me laisse plus de liberté.
Vous êtes revenu à la manière de faire qui était celle de Bambi, donc? Cela vous manquait-il, d’improviser ?
On peut dire cela, oui. J’ai voulu retrouver la liberté d’improviser car le problème, avec la méthode que j’ai adoptée pour Soil et Wet Moon, est qu’il faut se tenir à un plan si l’on souhaite écrire une histoire dont on soit satisfait à 100%. En conséquence, si l’on pense à des idées intéressantes en cours de route, on n’a pas la possibilité de les inclure.
À ce propos, Soil était prévu en 7 volumes et en a finalement compté 11. Est-ce bien la même histoire que vous aviez prévue à l’origine, sans improvisation ?
J’ai été confronté à un problème : j’avais mal calculé la place que prendrait chaque épisode. L’histoire était entièrement écrite et n’a pas subi d’ajustements, mais le nombre de pages nécessaires s’est simplement avéré supérieur à mes prévisions.
Pour en revenir à Deathco, pourriez-vous nous en présenter le synopsis ?
Le monde de Deathco est peuplé de tueurs à gages qu’on nomme « reapers », du nom de la Grande Faucheuse. Extrêmement nombreux, ils appartiennent à des guildes – des sortes de syndicats – et sont tous en compétition car il existe un classement des assassins, et le même contrat peut être accepté par plusieurs d’entre eux. L’équilibre de cet univers va être totalement perturbé par l’arrivée de Deathco, une tueuse adepte des coups tordus qui opère sans respecter les règles.
Vous seriez-vous inspiré du film Koroshi no Rakuin [ndlr: La Marque du tueur dans son exploitation francophone] de Seijun Suzuki ?
En effet ! L’idée des guildes et du classement entre tueurs a été reprise de ce film, ainsi que de [sa suite spirituelle] Pistol Opera.
La coïncidence est amusante ! Suda51, évoqué précédemment, a réalisé un jeu vidéo qui se rapproche également beaucoup de Koroshi no Rakuin : No More Heroes.
Oh…! Il faut vraiment que je m’y intéresse, alors !
Quelle est, aujourd’hui, l’œuvre dont vous êtes le plus fier ?
Comme j’ai cherché à réaliser quelque chose de différent sur chacune de mes séries, je suis à la fois fier et insatisfait de chacune d’entre elles. Par exemple, dans Bambi, je suis content d’être parvenu à créer un personnage très charismatique, mais d’un autre côté, je suis moins satisfait sur le plan du scénario. Pour Soil, je suis plutôt content d’avoir atteint mon but, qui était de raconter et de dessiner de manière très détaillée l’histoire que j’avais prévue. En contrepartie, la série est très longue, au final.
Enfin, si vous étiez l’un des personnages de vos mangas, qui seriez-vous ?
[il réfléchit longuement] On trouve deux collégiens, dans Soil, du nom de Tomiyama et Seki. Ce sont des personnages ayant une certaine liberté d’action, des électrons libres qui ont la possibilité de voir le monde de cette série à leur manière et cela a l’air très amusant, j’aimerais pouvoir être à leur place.
Propos recueillis par Frederico Anzalone au 41e Festival d’Angoulême
Interprète: Aurélien Estager
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Wet Moon.
Par Atsushi Kaneko.
Casterman, 8.50€, tome 2 à paraître le 23 avril 2014.
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Images : WET MOON © Atsushi KANEKO / ENTERBRAIN Inc. – BAMBI © 2000 Atsushi KANEKO / ENTERBRAIN Inc. – SOIL © 2005-2008 ATSUSHI KANEKO All Rights Reserved. First published in Japan in 2005 by ENTERBRAIN, INC. French translation rights arranged with ENTERBRAIN, INC., Tokyo. through Tuttle-Mori Agency, Inc., Tokyo. – LOLLIPOP CHAINSAW © Kadokawa Games / Grasshopper Manufacture
Photo © Frederico Anzalone
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