Azzarello et Bermejo : Maudit Batman !
Invité du dernier Comic Con Paris en octobre, le duo Brian Azzarello-Lee Bermejo aux collaborations emblématiques chez DC Comics a pris le temps de répondre à des interviews. Beaucoup. Et pour un livre, Batman Damned édité en France chez Urban, qui ne leur pas laissé que des bons souvenirs, puisqu’il leur a valu un scandale et une fâcherie avec DC. Rencontrés à la fin de leur marathon promotionnel, autant dire que le scénariste et son dessinateur en avaient un peu ras la casquette de faire de la retape pour un personnage qui leur sort clairement par les narines. Affables et ultra-professionnels, ils ont joué le jeu mais le coeur n’y était pas trop. On comprend pourquoi. Entretien en mode « bon et si on passait à autre chose ». [*Attention, cet entretien comporte des spoilers sur le film Joker et sur la situation politique et sociale compliquée dans laquelle se trouvent les Etats-Unis*]
Qu’est-ce qui vous a décidés dans Damned à faire se rencontrer Batman et les héros du versant le plus sombre du catalogue DC, comme Deadman et Etrigan le Démon ?
Brian Azzarello : Nous adorons tous les deux les personnages surnaturels de l’univers DC.
Lee Bermejo : Oui, tous ces personnages issus de la Justice League Dark. Je trouve que cette entité n’a aucun sens d’ailleurs, parce qu’aucun d’entre eux n’a vocation à faire partie d’une équipe. Mais je reconnais que tu peux les faire fonctionner dans un même univers et c’est un univers auquel Batman a rarement affaire.
Comment vous y êtes-vous pris pour justement les intégrer au Gotham de Batman ?
B.A. : Je dirai que c’est plutôt Batman que nous avons essayé de faire entrer et tenir dans leur univers à eux.
L.B. : Après, en nous appropriant ces personnages, nous les avons nécessairement adaptés à l’histoire que nous voulions raconter. En tachant de leur donner un petit twist qui les rende plus cohérents avec ce que nous avions posé. Prenez Etrigan, qui normalement s’exprime en pentamètres iambiques… Comment faire pour le moderniser sans le trahir ?
En en faisant un rappeur…
L.B. : Oui, voilà.
Et John Constantine ? Qu’est-ce qui vous intéressait chez lui ?
B.A. : Dans ce cas précis, je trouve que Batman et lui fonctionnent parfaitement. Je ne comprends pas que leur rencontre ne se soit pas produite plus souvent. Lee a une formule parfaite sur leur relation à tous les deux…
L.B. : Constantine est le Robin idéal. Il n’est pas là pour suivre à la lettre tout ce que dit Batman. Il remet tout en question. Et il a cette capacité à pouvoir pointer du doigt la grandiloquence de Batman. J’aime bien le voir planté à côté de Batman avec sur son visage l’air de penser : « Arrête tes conneries. » C’est une façon d’ancrer un peu plus Batman dans le réel.
Qu’est-ce qui explique qu’il ait fallu attendre dix ans pour enfin lire une suite à votre Joker, paru en 2008 ?
B.A. : Quand Joker est sorti, il y avait clairement une demande pour ce type d’histoire sombre et adulte. Will Dennis, qui était à l’époque en charge de tout cela, avait en tête de réserver le même traitement à d’autres personnages. On parlait carrément à l’époque d’un « Jokerverse ». Mais la sortie du film Watchmen a mis un frein à tout ça. Les résultats en salles n’ont pas été assez bons et quelqu’un de haut placé a dit ; « Manifestement, personne ne veut d’histoires de super-héros pour adultes !» Ensuite Diane Nelson est arrivée chez DC et c’est elle qui a validé Damned. Elle connaissait le potentiel d’une approche différente de ces personnages. Depuis, il y a eu un changement de régime et ça nous fait plaisir de voir le succès qu’a aujourd’hui le film Joker. Cela donne raison à Diane : le public est mûr pour ce type d’histoires. J’espère que quelqu’un chez DC en prend note !
L.B. : Le problème c’est que lorsque notre Joker est sorti, tout le monde a fait le lien avec le film de Nolan et, chez DC, ils se sont un peu mis à dire que c’était grâce à ça que le bouquin s’était vendu. Mais il s’est vendu pendant 10 ans ! Récemment, il est ressorti en couverture souple et il a été épuisé quasi-instantanément. Ce bouquin résiste à l’épreuve du temps, il a touché quelque chose chez les lecteurs que je n’aurais jamais imaginé. C’est devenu un classique et c’était impossible à prédire.
B.A. : Ça fait un moment que je fais ce métier et de tout ce que j’ai jamais publié, c’est notre Joker qu’on m’a le plus demandé de dédicacer. Nous avons proposé une alternative aux publications mensuelles habituelles. Le fan moyen qui veut lire du Batman, quand il entre dans une librairie spécialisée comics, ne sait pas par quoi commencer. Il se retrouve face à des rayons entiers de Batman. Nous on lui dit : lis simplement ce bouquin-là.
Qu’est-ce qui vous avait décidé, à l’époque, de choisir comme narrateur un homme de main du Joker plutôt que le Joker lui-même ?
B.A. : Parce que cela aurait été une grosse erreur. Je ne crois pas qu’on ait intérêt à savoir ce qui passe par la tête du Joker. C’est une chose sur laquelle nous sommes tout de suite tombés d’accord avec Lee. Nous sortions juste de Lex Luthor : Man of Steel où nous faisions entendre les pensées de Lex. Mais lui, il est sain d’esprit et faire entrer le lecteur dans sa tête, c’était le rendre plus humain. Le lecteur commence même à lui donner raison, jusqu’à ce qu’à la toute fin il réalise que non, Lex est un sociopathe. Avec le Joker, impossible : entrer dans sa tête, c’est lui couper les couilles. On ne devrait jamais savoir ce qu’il pense. C’est ce qui rend la folie si intéressante et c’est ce qui fait la puissance du personnage.
C’est très différent des choix du réalisateur Todd Phillips dans le film , où on nous explique d’où vient ce personnage…
B.A. : Vous trouvez que c’est si différent ?
Oui. Pas vous ?
B.A. : Je ne sais pas… Il faudrait que je revoie le film. Il est conçu de manière à se prêter à de nombreuses interprétations quant à ce qui se produit en vrai ou pas.
L.B. : Je pense que le film tout entier est pensé comme une plaisanterie orchestrée par le Joker. C’est selon moi le sens de la punchline : « J’ai cru que ma vie était une tragédie mais il s’avère que c’était une comédie. » C’est du moins ce que le personnage dit à sa psy et c’est comme ça que je vois le film. Je ne suis même pas sûr qu’Arthur Fleck existe, il est peut-être juste une invention du Joker pour berner la psy.
Il y a des points communs entre ce Joker de cinéma et la manière dont vous avez abordé ensemble les Watchmen dans votre Rorschach. Comment était-ce de jouer avec le personnage d’Alan Moore?
B.A. : Nous l’avons simplement ramené à ce dont il est inspiré au départ. Rorschach c’est Travis Bickle [le personnage joué dans Taxi Driver par Robert De Niro]. Je ne sais pas si Alan Moore l’a déjà dit publiquement, mais c’est évident. Mais comme on ne voulait pas refaire Taxi Driver, on s’est rapproché des films d’exploitation de l’époque.
En faisant quand même apparaître Travis Bickle le temps d’un petit caméo…
L.B. : Ça, c’était le truc plus cool. Quand j’ai lu le script, j’en pouvais plus.
B.A. : Oui, c’était le petit coup de chapeau.
Les Watchmen sont adaptés en ce moment à la télé, avec un rôle de leader suprémaciste confié à Rorschach. Joker triomphe en salles. Comment expliquez-vous qu’il y ait une telle fascination pour ces figures contestataires ultra-violentes ?
B.A. : La façon dont ils utilisent Rorschach ou plutôt le concept de Rorschach dans la série est en effet très similaire à la manière dont, à la fin du Joker, ce dernier devient un modèle violent pour les exclus. Mais je ne crois pas que ce soit une coïncidence. Vous savez, c’est dans l’air. Les gens sont énervés. Nous sommes une nation de Rorschach qui ont élu le Joker président.
L.B. : Un Joker qui pense qu’il est Lex Luthor !
Ce sont les 80 ans de Batman. Quelle place occupe-t-il dans votre oeuvre ?
B.A. : Une place beaucoup plus importante que je ne le souhaiterais, à vrai dire [tous les deux rient jaune – NDLR]. Ensemble, nous n’avons pas tant fait de Batman, mais je pense que ça a eu un impact sur le personnage et j’ai parfois le sentiment que je ne pourrai jamais lui échapper. Là avec Damned, on a raconté l’histoire qu’on a raconté, et on en a fini avec lui. Si je ne devais plus jamais écrire une aventure de Batman de toute ma vie, ça m’irait parfaitement.
L.B. : Oui, je ne suis pas sûr d’avoir envie de me remettre à du Batman pour un bon moment. J’y reviendrai sans doute un jour, mais rien ne presse. Quand j’ai commencé dans les comics, c’était les années 90 et ce qui nous faisait tous rêver c’était le creator owned. C’est ça que je pensais que j’allais faire. J’ai toujours aimé les superhéros mais je ne faisais pas que ça. Je faisais aussi des histoires à moi. J’avais ce truc avec une fille qui tuait des gens à la tronçonneuse dans un bus… Quand je lis l’artbook qu’on m’a consacré, je constate que j’ai passé beaucoup de mon temps à dessiner Superman et Batman et je ne pensais pas à l’époque que c’est ce à quoi se résumeraient les 20 premières années de ma carrière… Je voulais être David Lapham et faire Stray Bullets, moi !
Bon, ce ras-le-bol, c’est la conséquence du scandale qui a entouré la parution de Damned et du manque de soutien que vous a manifesté DC ?
B.A. : [ironique] Vous trouvez qu’ils ne nous ont pas soutenu ? Oui, bien sûr que c’est pour ça. Entre DC et nous, c’est compliqué.
L.B. : Ces compagnies passent par des cycles naturels. Elles vous font travailler pendant un temps et puis à un moment, elles mutent, deviennent autre chose. DC est en train de devenir une boîte où il est difficile de faire ce que faisons. Ils sont en train de prendre un tour à la Disney, une orientation tous publics. Ce n’est pas tant une question de censure que le manque de soutien et le fait que nous ne partageons plus la même vision, qui fait que nous nous éloignons. Nous ne sommes pas propriétaires de ces personnages donc ils peuvent faire ce qu’ils veulent.
Donc la suite ce sera forcément en creator owned ?
L.B. : Oui, nous n’avons jamais fait du creator owned ensemble, donc ça sera une première pour nous.
B.A. : Nous avons tous les deux déjà fait du creator owned, on ne part pas totalement à l’aveugle mais on va tout faire pour justement emmener ça en terrain inconnu. Et qui sait, on sera peut-être même heureux du résultat !
L.B. : Oui, qui sait..!
Propos recueillis et traduits par Guillaume Regourd
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Batman Damned.
Par Lee Bermejo et Brian Azzarello.
Urban Comics, coll. DC Black Label, 15,50 €, octobre 2019.
Artbook Lee Bermejo Inside – En terrain obscur.
Urban Comic, 324 p., 39 €.
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