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Bailly et Fraipont, auteurs libérés

10 mars 2014 |

muret_photo_bailly_fraipontCéline Fraipont et Pierre Bailly ont frappé un grand coup début 2014. Le couple belge créateur du génial Petit Poilu, héros d’une épatante série muette pour les petits (lire notre dernier article sur le sujet), s’est lancé dans un long récit, sombre et troublant. Le Muret conte la solitude de Rosie, gamine de 13 ans dans les années 1980, livrée à elle-même. Comment vivre les vertiges, doutes et frissons de l’adolescence – entre alcool, drogue, flirts et premières règles – sans aucun soutien familial? C’est la question posée dans ce qui restera comme un livre important, d’autant que c’est le premier dans ce registre pour le duo. Et qu’il en appellera forcément d’autres. Rencontre avec des auteurs libérés.

Se lancer dans un projet adulte, entre deux Petit Poilu, était-ce une nécessité artistique ou une étape logique?

Céline Fraipont: C’était une envie depuis longtemps, mais je voulais que Petit Poilu soit bien lancé sur ses rails. Créer cette série est très intense. Car outre la bande dessinée, il y a le dessin animé et les différents produits dérivés qui demandent notre attention…

Pierre Bailly: Et me sortir de mon dessin tout rond habituel n’a pas été simple. D’autant que, devant livrer un Petit Poilu tous les six moi,  je devais travailler sur Le Muret par intermittence.

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Justement, travailler sur un tel projet doit changer vos habitudes.

C.F.: Chaque fois que j’avais une ouverture dans mon emploi du temps, je m’y attelais. Une fois dedans, l’écriture me venait comme une pulsion. Mais il était difficile de s’affranchir du cadre très strict que nous nous imposons pour Petit Poilu, qui demande d’être parfaitement limpide dans un format court…

P.B.: Mais comme dans Petit Poilu, il fallait que chaque séquence, chaque case ait du sens, avec le moins d’artifice possible. J’ai moi aussi eu du mal à me sortir de la rigueur de notre série jeunesse et à trouver le bon style pour Le Muret.

C.F.: J’ai écrit une sorte de mini-roman, puis j’ai démarré un premier découpage, en travaillant sur les séquences et leur rythme. J’écrivais en sachant parfaitement que Pierre dessinerait cette histoire.

P.B.: Il faut préciser que Céline dessine aussi un peu, qu’elle a réuni des documents et des images dans de petits dossiers… Notre référence première pour Le Muret est l’Américain Adrian Tomine (Blonde platine, Loin d’être parfait…). Mais j’avais quand même bien du mal à trouver le ton juste, graphiquement. Céline m’a poussé à utiliser la palette graphique, j’ai dépassé mes réticences et tout s’est finalement débloqué.

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Pourquoi Le Muret est-il publié par Casterman, et non Dupuis, votre éditeur habituel?

C.F.: On devait le faire avec Dupuis, mais entre le premier accord et l’avancée de notre travail, les conditions contractuelles avaient changé… On a repris notre projet sous le bras, et comme on avait en tête la collection Ecritures de Casterman, on s’est rapproché d’eux. Et tout s’est fait ensuite très vite.

C’est une histoire très forte. Quelle est sa part autobiographique?

C.F.: Elle a bien entendu des liens avec ma propre adolescence, je me suis souvenu de l’ennui de certaines journées interminables, où une heure en paraissait trois… Mais ce n’est pas mon histoire. Je voulais écrire une bande dessinée forte, troublante, un peu dérangeante. Quelque chose de radical, sombre et poétique à la fois, un peu comme mes références musicales de ces années 1980 (Cure…). Et cela marchait très bien avec le dessin de Pierre.

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P.B.: Mon dessin s’est de plus en plus radicalisé au fil de l’avancée du projet. Au départ, il y avait un peu de couleurs, puis juste une bichromie, et ensuite plus qu’une trame… Et enfin, plus que rien que du noir ! On a travaillé de manière très rapprochée avec Céline (on vit ensemble, ça aide), notamment sur le montage final, que nous avons repris plusieurs fois comme on polirait un meuble. Dans cette étape, grâce au support numérique, on peut aisément et rapidement recadrer un dessin, changer l’ordre de succession des cases… C’est une étape de « final cut » très agréable.

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À 13 ans seulement, votre héroïne Rosie est livrée à elle-même et manque à plusieurs reprises de tomber dans un gouffre sans fond, entre alcool, drogue, nuits à l’extérieur…

C.F.: Oui, nous avons eu envie d’entraîner le lecteur avec elle dans sa descente aux enfers – mais sans en faire un récit trop misérabiliste. Rosie est toute seule, elle avance sans filet. Comme dans un cauchemar. Elle est divisée, elle ne sait pas ce qu’elle est censée faire. Elle tourne sur elle-même, c’est très angoissant.

P.B.: Nous avons essayé de bien doser les choses, pour aller loin dans le cauchemar (j’use de beaucoup de noir), mais jamais trop. Dans la première partie, il y a ces longs moments silencieux, pour bien faire comprendre l’état de solitude. Je la montre aussi souvent de trois-quarts dos ou par une simple silhouette, je joue avec la gestuelle: en donnant juste le minimum d’informations au lecteur, je veux qu’il essaye de deviner les émotions de Rosie. Dans notre travail sur le livre, nous réfléchissons beaucoup à la manière de jouer sur les contrastes, dans le rythme ou la narration. Afin de rendre l’ensemble le plus fort possible. Nous cherchons la bonne alchimie.

C.F.: Pour faire parler Rosie, j’ai évidemment pensé à notre fille… En l’écoutant, beaucoup de choses de ma propre jeunesse sont revenus, et j’ai trouvé la manière de la faire s’exprimer.

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Pourquoi situer votre histoire dans les années 1980 et non de nos jours ?

C.F.: Sans doute par nostalgie… Il y avait cette musique qui collait bien à mon histoire. Et le personnage de Joe, ce punk alternatif, qu’on ne croise plus beaucoup aujourd’hui…

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P.B.: Et puis, à l’époque, il n’y avait pas de téléphone portable ! La solitude de Rosie dans un monde plein de portables n’aurait sans doute pas été la même…

Quels sont vos projets? Un autre récit adulte tous les deux?

C.F.: Oui, maintenant que nous avons trouvé comment faire, nous allons continuer ! Encore dans une atmosphère sombre et en tension, mais ce sera un récit bien différent. Il s’agira d’une sorte de suspense campagnard, un huis clos entre deux personnages, quelque chose d’un peu claustrophobe… Pierre va devoir trouver une solution pour représenter les lumineuses journées d’été en noir et blanc, mais je lui fais confiance ! Je n’étais pas sûre d’être capable d’écrire un album comme Le Muret, je ne savais pas que c’était possible. D’ailleurs, je me laissais toujours la possibilité de ne pas y arriver… Mener ce livre à bien m’a ouvert une porte. Je vais peut-être travailler avec d’autres dessinateurs aussi, on verra bien…

Propos recueillis par Benjamin Roure

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Le Muret.
Par Pierre Bailly et Céline Fraipont.
Casterman/Écritures, 17€, janvier 2014.

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Images © Bailly/Fraipont – Casterman

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