Bastien Vivès et Florent Ruppert dépeignent leur Grande Odalisque
Ils se sont rencontrés en Russie, ont scellé leur alliance à Bologne, et se sont lancés, à trois, dans une aventure trépidante. Dans La Grande Odalisque, inspirée de la série animée des années 1980 Signé Cat’s Eyes, Florent Ruppert, Jérôme Mulot (un duo formé aux Beaux-Arts de Dijon, auteur notamment de Irène et les clochards ou Le Tricheur) et Bastien Vivès (Le Goût du chlore, Polina), mettent en scène trois voleuses de tableaux qui n’ont pas froid aux yeux. Un album aérien, moderne, pudique et gonflé à la fois. Dont Florent Ruppert et Bastien Vivès s’expliquent.
Pourquoi la série animée japonaise Signé Cat’s Eyes vous a-t-elle marqués ?
Florent Ruppert : Les ingrédients de base nous plaisaient : trois soeurs, des enjeux venus de l’enfance, une relation qui change à l’âge adulte, des meufs qui courent en musique dans des musées…
Bastien Vivès : De mon côté, je ne regardais pas trop les dessins animés japonais quand j’étais petit, j’étais plutôt Disney. J’avais juste retenu l’image de grandes femmes très sexuées, hyper impressionnantes, au caractère bien trempé.
Qu’avez-vous finalement gardé de cette série ?
F. R. : Quelques clins d’oeil seulement. Au départ, nous voulions même inscrire en préambule les deux premiers couplets du générique, afin que le lecteur ait la chanson dans la tête. Mais nous aurions couru le risque que les gens ne connaissant pas la série s’interrogent sur ce poème pourri…
Comment le projet est-il né ?
F. R. : D’une envie de Jérôme [Mulot] et moi d’un album d’action pure, d’un récit métaphorique des relations Nord-Sud, inspiré donc de Signé Cat’s Eyes. Mais nous n’y arrivions pas, nous ne trouvions pas le bon angle. Cela s’est décoincé avec l’intervention de Bastien.
Comment votre rencontre a-t-elle eu lieu ?
B. V. : Elle a été tardive. J’aimais le travail de Ruppert & Mulot, mais j’avais peur d’être déçu par leurs personnalités. Nous nous sommes découverts lors d’un festival à Saint-Petersbourg, à l’automne 2010. Même si je me suis fait voler mon argent là-bas, nous nous sommes beaucoup amusés tous les trois. Lors d’une partie de poker, j’ai évoqué mon projet de BD érotique [Les Melons de la colère, publiés depuis aux Requins Marteaux], sur lequel j’étais bloqué. Eux m’ont parlé de Signé Cat’s Eyes. Nous nous sommes revus en avril 2011 à Bologne, et nous avons décidé de nous lancer.
La collaboration entre vous a-t-elle été évidente ?
B. V. : Ils m’ont fait passer des tests graphiques : j’ai dessiné des visages sur des planches d’Irène et les clochards, nous avons fait tous les trois des nanas à motos. Et ça a fonctionné.
F. R. : Nous nous doutions bien que ça marcherait ! Nous avions remarqué dans le boulot de Bastien des éléments indispensables à un travail commun : un vrai sens de la narration, un rythme proche du nôtre, un engagement expressif dans la case, une importance donnée aux corps…
De quelle façon votre trio a-t-il fonctionné ?
F. R. : Nous avons beaucoup parlé, en imaginant par exemple une scène avec une course-poursuite, un escalier et une moto ; ou une autre où l’une de nos voleuses panique et tue tout ce qui bouge…
B. V. : Comme nous aimons les clichés, nous nous sommes interrogés sur ceux revenant dans les films de casse ou d’action : la moto, la piscine, le sniper, le vendeur d’armes… Nous les avons ensuite cuisinés à notre sauce.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
B. V. : Nous nous sommes surtout pris la tête sur des problèmes mécaniques, sur comment imbriquer les différents éléments du récit. Aucun de nous n’est doué en la matière…
F. R. : On pourrait penser qu’en donnant dans l’aventure et l’action, on se fait plaisir, c’est la teuf. Or il nous a fallu beaucoup travailler les personnages : les êtres humains ont pris le pas sur l’histoire. Nous avons dû raconter des amitiés, des émotions. Montrer nos héroïnes autrement qu’aux commandes d’un hélico : dans une cuisine, avec un coup de mou, de mauvaise humeur en vacances… Cela, nous ne l’avions pas anticipé. Nous avons donc dû corriger notre premier jet, redévelopper nos personnages.
B. V. : La Grande Odalisque est le bouquin que j’ai le plus fait lire autour de moi avant parution. Notre collègue Aude Picault nous a beaucoup aidés : elle était gênée par certains passages, notamment par le fait que, dans la première version, Alex était une suiveuse. Elle nous a poussés à tout remettre à plat, à réaliser qu’Alex était en fait le moteur de l’histoire. J’ai tout de même cru que nous n’allions jamais y arriver…
Comment avez-vous trouvé le rythme de l’album ?
F. R. : Nous sommes de gros lecteurs de mangas, mais nous voulions trouver notre propre temps d’action, entre BD franco-belge et BD japonaise.
B. V. : Venant de l’animation, j’avais tendance à traduire l’action en deux temps. Pour dessiner une claque, je montrais d’abord l’anticipation du mouvement, puis sa fin, sans représenter la gifle en elle-même. Pour cet album, je me suis forcé à exposer les impacts, à tout décomposer. On assume tout à mort ! Mais la difficulté est de garder l’action fluide et énergique, de ne pas la rendre rigide. Il y avait des astuces à trouver pour figurer la vitesse, comme représenter un retard dans le mouvement du vêtement, ou enfoncer une tête dans le reste du corps.
De quelle façon vous êtes-vous réparti la tâche ?
F. R. : Après de longues discussions, où nous notions des phrases à tour de rôle, nous nous sommes alternativement attelés au découpage, pour que nos narrations se mélangent bien. Ensuite, Bastien s’est occupé de dessiner les trois principales protagonistes, tandis que Jérôme et moi avons géré les décors et les personnages secondaires. Nous avons travaillé à distance, sur ordinateur, ce qui permettait à chacun de voir le travail des autres et de le reprendre, jusqu’à ce qu’il nous semble satisfaisant.
N’est-ce pas frustrant de voir ses dessins modifiés par d’autres ?
F. R. : Non, pas du tout. Nous avions décidé de laisser nos egos de côté, et de n’avoir aucun égard particulier pour le travail d’autrui ! Jamais nous n’avons demandé d’autorisation pour modifier tel détail ou telle posture.
B. V. : Lorsque nous estimions que la page avait trouvé son équilibre, que les émotions et informations voulues passaient correctement, nous nous arrêtions.
Pourquoi des couleurs plutôt que le noir et blanc pour La Grande Odalisque ?
F. R. : Nous voulions un album en couleurs dès le début, à la manière d’un film à grand spectacle et gros budget. Notre coloriste, Isabelle Merlet, a trouvé la bonne façon de gérer nos traits ouverts, sans atténuer la lisibilité de l’ensemble.
Pourquoi publier ce travail commun chez Dupuis, et pas chez l’un de vos éditeurs respectifs ?
F. R. : Nous souhaitions trouver un terrain neutre — donc ni L’Association, qui nous publie, ni Casterman, qui publie Bastien. Figurez-vous que nous nous sommes pris un râteau chez Dargaud, et que Dupuis nous a accueillis dans sa collection Aire Libre, qui convenait bien à ce livre.
Quels sont vos projets ?
B. V. : Delcourt continue à éditer de petits volumes tirés de mon blog. Avec Balak et Michaël Sanlaville, je vais publier en mars le premier tome du manga Last Man chez Casterman. Les suivants devraient paraître en juin puis en décembre. Sinon, comme je n’ai pas envie de retourner à un projet solo et que je préfère la jouer collective avec des gens talentueux, j’essaie d’écrire un truc avec Florent…
F. R. : … L’histoire d’un culturiste qui perd une compétition à cause de l’expression de son visage… Par ailleurs, je prépare avec Jérôme Mulot un livre sur des géants grands comme des immeubles, et une série de dessins reprenant les grands thèmes de la peinture. J’ai aussi en cours une BD Cul pour les Requins Marteaux, avec plein de scènes louches…
Propos recueillis par Laurence Le Saux
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La Grande Odalisque
Par Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot.
Dupuis, 20,50€, le 7 septembre 2012.
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Images © Vivès/Ruppert/Mulot/Dupuis – Photo © Chloé Vollmer-Lo.
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