Benoît Sokal : du jeu vidéo à la BD numérique, en passant par le crayon
Au milieu des années 90, « un peu ennuyeuses pour la BD » selon lui, Benoît Sokal se précipite avec joie vers le monde en pleine expansion du jeu vidéo. Sans jamais se détourner totalement du 9e art, il passe néanmoins le tournant du siècle devant les écrans plutôt que sur sa table à dessin. À 56 ans, le revoilà avec Kraa, une histoire en deux tomes entièrement réalisée à la main. Une aventure dans le Grand Nord, dans laquelle un jeune autochtone veut venger l’assassinat de sa famille par des mercenaires, au service d’industriels lorgnant sur les richesses du sous-sol local. Il sera aidé dans sa quête sanguinaire par un aigle majestueux et brutal, avec lequel il communique mentalement. Rencontre avec un auteur content de tâter à nouveau du crayon et qui rêve de BD numérique.
Comment est né votre diptyque Kraa?
De la rencontre de plusieurs éléments. D’abord, après une quinzaine d’années dans le jeu vidéo, j’avais envie de revenir à la bande dessinée, de travailler tout seul et de manière artisanale. Ensuite, j’avais envie de raconter une histoire pleine d’émotion, de suspense, proche de la littérature populaire que j’aime. Le thème de la vengeance est venu aussi de ce genre de fiction : c’est un excellent moteur de romans. Enfin, il y avait ce projet de jeu vidéo sur lequel j’avais travaillé – mais qui n’a jamais abouti : une sorte de simulateur de vol organique, où le joueur incarnerait un grand oiseau, et non un pilote dans un avion.
Le monde du jeu vidéo est-il si usant ?
Ce qui est usant, dans tous les domaines, c’est la répétition. Je pense qu’en 15 ans, j’ai fait le tour de la question, en tout cas du genre de projet qui motivait. Car ce que j’aime faire n’est plus vraiment d’actualité : les jeux d’aventure, la plupart du temps sur PC, avec de grands décors, ne sont plus à la mode. Je n’avais pas forcément envie de réapprendre autre chose et de toujours déléguer. Car à force de pousser ses équipes à un dessin, à refaire la 3D, on arrive à se demander si on serait encore capable de le faire soi-même…
Le retour au dessin a-t-il été difficile ?
Je n’avais jamais vraiment lâché le dessin, car je réalise pas mal d’illustrations et je m’occupe toujours de Canardo : j’écris le scénario, je découpe les planches, dessine les personnages et la couverture, et Pascal Régnauld dessine les pages. Mais ce qui est difficile, et intéressant, avec la BD, c’est la répétition dans le dessin, reproduire case après case le même style, la même qualité. C’est un exercice d’ascète, quasi sportif, un peu sclérosant peut-être, mais véritablement fascinant.
Kraa met en scène des tribus du grand Nord, en butte à des industriels occidentaux qui veulent s’approprier leurs terres pour les ressources minières. C’est un peu votre Avatar à vous, votre saga écolo ?
Pas du tout. Bien sûr, j’aime la nature, les animaux sauvages, etc. Mais qui ne préfère pas des petits oiseaux dans le ciel à la fumée noire des usines ? Je ne suis ni plus ni moins écolo qu’un autre. Simplement, j’ai un goût prononcé pour les grands espaces vierges, la grande aventure. C’est ce que j’ai toujours aimé lire et c’est ce que j’ai toujours voulu raconter. Après, on peut évidemment se désoler de voir la nature ravagée par l’homme, mais il ne faut pas simplifier ces questions, car elles sont complexes. Nous sommes de plus en plus nombreux sur Terre, il y a parfois des maux nécessaires…
Pourquoi situer votre histoire dans les années 1920-30 et pas aujourd’hui ?
D’un point de vue romanesque, il était plus simple d’utiliser les années de la Grande Dépression pour confronter les personnages que je souhaitais utiliser : des Occidentaux, riches et pauvres, qui partent vers l’inconnu, et rencontrent des peuples indigènes. Quand j’étais enfant, en Belgique, beaucoup de gens avaient la possibilité de vivre cette aventure, en partant au Congo. C’était très excitant ! Aujourd’hui, on est plus mal lotis: l’homme n’a plus vraiment d’aventure à vivre sur sa planète, et il n’est pas encore parti pour les étoiles…
Vous ajoutez une dimension fantastique à votre histoire, avec le chamanisme et le lien mental entre l’aigle et l’enfant…
Oui, mais il ne faut pas fantasmer sur le chamanisme. C’est un truc assez simple, pratiqué par des gens isolés du monde extérieur. J’ai l’impression que le chamanisme est un peu à la mode, mais il ne faut pas oublier qu’il n’a jamais soigné le cancer ! Néanmoins, il était logique pour moi de l’évoquer, car je mets en scène des peuplades reculées pour qui la relation avec la nature est primordiale dans le quotidien. J’ai rencontré, en Afrique, des personnes vivant dans des zones vraiment isolées. Là-bas, parler de longues minutes d’une trace d’animal sur le sol équivaut, chez nous, à la discussion de deux Parisiens autour d’un article de Libé !
La dernière partie du premier tome est très violente, avec plusieurs assassinats commis par l’aigle et l’enfant. Une brutalité qu’on ne voit pas si souvent en BD.
Ah bon, vous trouvez ? Cela vient sans doute de l’être qui pratique cette violence. L’aigle se doit d’être agressif et brutal s’il veut attraper ses proies. L’enfant, lui, c’est moins naturel : il ne vit que pour la vengeance. Alors bien sûr, quand ils se rejoignent mentalement, qu’ils vivent cette sorte de fascination mutuelle, c’est troublant.
Quels sont vos projets?
Le deuxième tome de Kraa, bien sûr. Après, on verra, mais ce qui est certain, c’est que je veux faire de la bande dessinée. Peut-être de la BD numérique, d’ailleurs. Mais il faudrait que ce nouveau secteur décolle, et ça ne semble pas être pour tout de suite. J’attends qu’émergent de vrais projets éditoriaux.
Comment imaginez-vous l’avenir numérique de la BD ?
Le danger pour la bande dessinée numérique est de refaire le jeu vidéo des années 80, avec des images fixes qui s’enchaînent par exemple. Pour réussir, il faudra sans doute que la BD conserve sa capacité de création et y ajouter un peu d’interactivité, un peu d’animation, des choix multiples de narration… Aujourd’hui, on trouve énormément de créativité sur les blogs BD – qui n’ont d’ailleurs pas beaucoup de sens une fois imprimés. Cependant, la blogosphère ressemble un peu aux radios libres des années 80 : elle est pleine de qualités, mais c’est un bordel permanent. Je crois beaucoup dans les futures évolutions d’internet, à la manière de Second Life. Ce monde virtuel est merveilleux, mais il s’est hélas très vite résumé à la question: « Quand est-ce qu’on baise? ». Avec une technologie de ce type, on pourrait imaginer un festival de BD virtuel et permanent, dans lequel des dessinateurs feraient des dédicaces numériques, et où les jeunes auteurs pourraient facilement exposer leur travail, se rencontrer et partager leurs idées. Là, ce serait intéressant, car on ouvrirait la porte à autre chose. En tout cas, il ne faut surtout pas que la bande dessinée réinvente la roue.
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Kraa #1.
Par Benoît Sokal.
Casterman, 18 €, le 22 septembre 2010.
Images © Casterman.
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