Blutch, la liberté dans le malaise
De ses premières parodies dans Fluide Glacial à la radicalité graphique de La Beauté, Blutch n’a cessé de surprendre, les lecteurs comme son entourage. Mais qui est vraiment cet auteur qui ne fait rien comme les autres ?
Les derniers albums de Blutch, La Volupté et La Beauté, livres surréalistes et mystérieux, laissaient imaginer un auteur complexe et insaisissable. Pourtant, c’est un jeune homme simple et souriant qui reçoit en laçant ses chaussures, sur le perron de son appartement de la butte Montmartre. Le jazz de Michel Legrand et de Phil Woods baigne le salon ensoleillé d’une atmosphère douce. Mais le mystère revient à petits pas, Blutch se révélant peu disert. Comme le résume Jean-Louis Gauthey, son ami et fondateur des éditions Cornélius, « il se méfie du langage, et il a raison : si on explique trop les choses, on les tue en quelque sorte. » Plus bavard dans une conversation informelle que pendant l’interview, Blutch prend plusieurs secondes avant de formuler ses réponses, corrige ses paroles immédiatement, cherche le mot juste. « Je fais très attention à ce que je dis », précise-t-il, au cas où on ne l’aurait pas deviné.
Sur sa vie et son parcours, il sera avare de détails, par pudeur sans doute, et aussi parce que le passé en tant que tel ne l’intéresse pas. « Je n’ai aucune nostalgie, ni l’envie de réactiver mes rêves d’enfant. » Pourtant, Le Petit Christian – dont le deuxième tome vient de sortir, après des années d’attente – est une évocation de sa jeunesse strasbourgeoise, entre amours enfantines et culte pour Steve McQueen. « Je ne souhaitais pas écrire une vraie autobiographie, explique pourtant Blutch, né en 1967 sous le nom de Christian Hincker. Les personnages du Petit Christian existent réellement, j’ai d’ailleurs conservé leurs véritables noms mais, dès que je les mets en scène, je m’autorise toutes les transgressions et digressions possibles par rapport à la soi-disant réalité. » Le Petit Christian, c’est donc lui, mais pas vraiment. « Ce personnage a été inventé en 1987-88, alors que je préparais mon diplôme de fin d’études aux Arts Déco de Strasbourg. Du coup, à force de vivre depuis aussi longtemps avec lui, je ne le vois pas évoluer, et ses motivations ne me semblent plus très claires… »
De Fluide à Cornélius
Avant même d’entamer ses études supérieures, Blutch était sûr de son talent et de son style, « un mélange improbable de ceux de Bilal, Tardi, Hermann et Pratt » selon lui. Considéré comme un petit génie du dessin dès son plus jeune âge, il pensait être suffisamment doué pour devenir auteur sans passer par la case école d’art. Mais une rencontre lui remet les pieds sur terre : « Je suis allé voir Jacques Tardi à la Fnac en 1984, alors qu’il dédicaçait Trou d’obus. Je m’en souviens très bien, car il fumait des Gitanes en dessinant. Il s’est montré bienveillant quand je lui ai montré mes planches, mais m’a dit qu’il fallait travailler. » Direction les Arts Déco, donc, dont il déteste les méthodes et le contenu de l’enseignement. En cours, il n’attend qu’une chose : l’heure de la sortie. « Je n’ai jamais aimé l’école, y aller fut une souffrance. Mais j’ai rencontré aux Arts Déco des étudiants de mon âge, venant d’autres sphères, qui m’ont sorti de mon petit univers BD-cinoche et m’ont ouvert à d’autres genres artistiques. » En 1988, avant même d’obtenir son diplôme, Blutch remporte un concours organisé par le magazine Fluide Glacial (avec une parodie de Tintin au Tibet), et intègre cette fameuse rédaction. « J’ai essayé de faire de mon mieux, mais ce n’était pas facile car on me refusait beaucoup d’histoires. Et comme je n’arrivais pas à inventer un héros récurrent, qui est censé asseoir l’identité d’un auteur, je me suis tourné vers la parodie. » Il passe à la moulinette films, contes ou séries télé, saupoudrant le tout de son humour débutant.
Pour lui, ce début des années 90 est marqué par deux Jean-Christophe : Delpierre, rédacteur en chef de Fluide Glacial, et Menu, fondateur de L’Association, qui publie alors certains de ses strips (des gags sur un plagiste italien répondant au nom de Franco Pipo) dans les premiers numéros de la revue Lapin. « J’ai toujours été entouré de beaucoup d’amour et d’affection. Je vivais aussi un moment privilégié, puisque je côtoyais des auteurs aussi différents que Christian Binet et Mattt Konture. Ma vision de la bande dessinée s’élargissait. » En effet, Blutch se sent rapidement à l’étroit dans les pages gorgées d’humour de Fluide. C’est la prestigieuse revue (À Suivre) qui le fait rêver. « Jean-Christophe Delpierre sentait que j’avais des envies plus romanesques et m’a aiguillé vers cette publication. » Il crée alors Peplum, d’après une œuvre antique de Pétrone, le Satyricon. À cette période, deux nouvelles rencontres se révèlent décisives pour lui. Celle des auteurs Charles Berberian et Philippe Dupuy (il partage alors un atelier avec ce dernier), et celle de Jean-Louis Gauthey, fondateur des éditions Cornélius. Ils sont les premiers lecteurs de Peplum, et l’encouragent à dessiner différemment. « Sans eux, je ne serais pas arrivé à faire ce que j’ai fait », assure Blutch. Philippe Dupuy lui retourne le compliment : « Sa façon de travailler incite à se désinhiber, j’ai énormément appris grâce à lui. » À cette époque, Fluide Glacial est toujours son gagne-pain, et Peplum sa porte de sortie du genre parodique. Mais (À Suivre) ne publiera pas le récit en entier – « Ils avaient du mal avec mes planches muettes » -, et Casterman ne sortira jamais l’album. Cornélius s’en charge et lui offre la possibilité de s’exprimer encore plus librement avec Mitchum, une série de cinq comics très personnels (1996-1999). Au tournant du siècle, Blutch finit par quitter Fluide Glacial.
La confiance et les doutes
Même si, par provocation, l’auteur du Petit Christian prétend qu’il ne s’intéresse qu’à lui, ce sont bien les autres qui le font avancer professionnellement. Sébastien Gnaedig, éditeur chez Futuropolis, est selon ses termes sa « dernière rencontre importante ». « Je l’ai connu il y a une douzaine d’années, quand j’étais aux Humanos, par l’intermédiaire de Dupuy et Berberian, raconte Sébastien Gnaedig. À ce moment, il avait envie de développer une série un peu similaire à Monsieur Jean, mais avec comme personnage central une époque. Cette idée de fresque allait devenir un peu plus tard Vitesse moderne. »
Blutch détaille : « Avec Sébastien Gnaedig, nous traînons depuis près de dix ans un énorme serpent de mer, à savoir une histoire de Paris en bandes dessinées. J’ai des pages et des pages de scénario et de crayonnés, mais je n’arrive jamais à les mettre en forme. Toutefois, chacun des livres que j’ai faits avec Sébastien, de Vitesse moderne à La Beauté, en passant par La Volupté, s’est nourri de cette idée-là. » Blutch semble avoir trouvé en l’éditeur une oreille et un œil attentifs, et se voit ouvrir le champ des possibles en matière de formats. Quelque soit la forme choisie, Sébastien Gnaedig affirme qu’il trouvera toujours un moyen de financer ses livres, quitte à rémunérer différemment l’artiste. « Je lui donne une très grande liberté, ajoute-t-il, mais il doit accepter en échange que je puisse intervenir à tout moment. Si je ne comprends pas ce qu’il veut faire, par exemple, il doit trouver une solution. »
La liberté est aujourd’hui le maître mot de Blutch. Au dos de son premier album, Waldo’s Bar, Jacques Tardi écrivait de lui ceci : «Il est exemplaire d’une génération de dessinateurs qui osent bien plus que nous et sont décrispés par rapport aux règles. » Retenant ses mots par crainte d’être « pontifiant », le père du Petit Christian finit par lâcher qu’il essaie de « [se] dégager de tout et aussi de [lui]-même ». Tout en se sentant libre et heureux de vivre de son coup de crayon. Bien sûr, ses albums ne suffisent pas à le nourrir. Il vend quelques planches, travaille parfois sur commande. Hier une histoire de seize pages pour les besoins d’une compagnie de transports publics, aujourd’hui un dessin d’humour pour Le Figaro littéraire. « Mais jamais de publicité. Je suis persuadé que je ne saurais ou ne voudrais pas faire ce qu’on me demande. »
Cette apparente confiance en lui est contrebalancée par l’expression d’une insatisfaction chronique. « Dès qu’un de mes livres sort, je vois ses défauts. Mais en général, je sais rapidement comment y remédier. » Son ami Philippe Dupuy dit connaître les mêmes états d’âme. « Cela conduit à un certain découragement, mais qui ne dure pas longtemps. » Sans certitudes ni idées arrêtées, Blutch accepte les doutes qui l’envahissent régulièrement. « J’ai lu quelque part que le travail artistique revenait à accepter d’être mal à l’aise. Un état que je vis très bien. »
Vision
Avec lui, le mystère perdure, décidément. L’auteur au regard bleu ne désire pas expliquer ses livres, mêmes les plus déstabilisants comme La Beauté, recueil de grandes images sans texte – montrant notamment des femmes ligotées, de vieux notables, des cheminées, des chiens et des piscines. « Je ne me sens en aucun cas plasticien : je suis dessinateur ! Mais dessiner est pour moi un truc mental. J’aime les choses floues, aux contours mal définis. » Surtout, il refuse d’être là où on l’attend, et rejette le désir de plaire. « On a besoin de gens comme lui dans la BD, s’enthousiasme Philippe Dupuy. Sa vision des choses est ambitieuse, personnelle et sans complexe. Son obstination à ne faire que ce qu’il aime peut même en énerver certains… »
Tout en revendiquant une liberté totale, Blutch refuse de se situer dans une frange marginale de la bande dessinée. Il ne peut s’empêcher de citer Hergé (il rend hommage à son élégance en portant une cravate pendant la séance photo), ni de faire allusion à de vieux Mickey Parade – « J’ai envie de faire une BD que mon fils de 8 ans et demi pourrait lire ». Mais ne souhaite pas pour autant marcher dans les pas des « anciens ». « Émile Bravo, dont j’aime beaucoup la série Jules et Le Journal d’un ingénu, m’a encouragé à faire un Spirou, raconte-t-il. Mais je ne peux pas, cette idée de reprendre un personnage aussi ancien me semble mortifère. » Il lui faut toujours aller vers la nouveauté, « tout intégrer » pour avancer en territoire inconnu. De l’héritage graphique de William Steig (dessinateur américain, notamment au New Yorker, décédé en 2003) aux pompiers qui font leur footing sur les pentes de Montmartre ce matin-là, tout est source d’inspiration pour l’auteur. « Le danger, c’est de s’encroûter », conclut-il. Et c’est pour cela qu’il s’essaie à d’autres domaines : il joue le rôle d’un journaliste dans le prochain film de Winschluss (un moyen-métrage qui devrait être présenté au prochain Festival d’Angoulême), et veut écrire une pièce de théâtre. Blutch, insaisissable et complexe ? Sans aucun doute.
Benjamin Roure
Images © Blutch / L’Association 2008 / Cornélius / Futuropolis – Photo © BoDoï
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Le Petit Christian #2 Par Blutch.
L’Association, 15 €, le 11 octobre 2008.
Vitesse moderne (édition spéciale 20 ans d’Aire libre)
Avec une histoire inédite. Par Blutch.
Dupuis, 18 €, le 3 octobre 2008.
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