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Bruno Loth, entre mémoires et Histoire

19 janvier 2015 |

bruno_loth_photoAprès la série Ermo où la guerre d’Espagne était vue à travers les yeux d’un adolescent, Bruno Loth publie en 2010 Apprenti, d’après les souvenirs de son père, travaillant sur les chantiers navals du port de Bacalan, à Bordeaux. Il poursuit son récit avec les deux tomes d’Ouvrier, mémoires sous l’occupation. Dans sa maison située aux portes du Médoc, Bruno Loth nous explique son œuvre où les souvenirs familiaux côtoient les affres de l’Histoire et nous livre, à 54 ans, une belle réflexion sur les enjeux des mémoires, où le collectif et l’individuel se rejoignent.

Pourquoi votre père s’est-il imposé comme le sujet de votre travail ? Comment a-t-il vécu cette narration de cette période de sa vie ?

La mort de mon beau-père m’avait donné envie de relier mes enfants à l’histoire de leur famille, c’est comme ça qu’Ermo, ma série en six tomes sur la guerre d’Espagne, est né. Puis mon propre père a fêté ses 90 ans, il était un peu fatigué de vivre, il manquait de motivation. Du coup, j’ai pensé qu’un ouvrage sur ses années d’apprentissage dans l’entre-deux-guerres serait un bon moteur pour lui. Grâce à mes recherches sur la guerre d’Espagne, je m’étais déjà interrogé sur le Front Populaire, le pendant français du Frente Popular, et par conséquent sur la question ouvrière. C’est le milieu d’où je viens, je porte ça en moi. bruno_loth_lettreJe montrais régulièrement mes essais à mon père en apportant mon ordinateur chez lui comme on le voit à la fin d’Ouvrier. Il me donnait son avis, rectifiait certains points. Mon père, qui a aujourd’hui 96 ans, a pris conscience du sens de sa vie. Avant que je ne commence le travail, il m’avait dit que sa vie n’allait intéresser personne, qu’il n’avait jamais rien fait, qu’il était juste une fourmi sur une orange bleue !

La réflexion sur l’Histoire semble irriguer votre œuvre depuis Ermo. Elle est encore très présente dans Apprenti et Ouvrier.

Mon père était instruit ; encore aujourd’hui il est entouré de livres. Il voulait être professeur d’histoire et il m’a transmis le goût pour cette matière. Je me suis d’abord intéressé à la guerre d’Espagne, pas forcément à la Seconde Guerre mondiale car il me semblait que je connaissais déjà pas mal de choses, car on l’étudie à l’école. Il est vrai que la guerre d’Espagne faisait aussi partie de l’histoire familiale car mon beau-père avait combattu du côté républicain et son parcours me passionnait. C’est une des premières guerres modernes : bien sûr, il y avait eu la Première Guerre mondiale mais les tanks, l’aviation ou encore l’atteinte aux civils avec les bombardements aériens, c’était vraiment nouveau et ça annonçait les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. Et puis la guerre civile espagnole questionne le social et la situation des ouvriers. L’histoire contemporaine et la question ouvrière sont deux éléments très importants dans mon travail. C’est une mémoire qui touche au présent : j’ai envie de faire réfléchir le lecteur sur la guerre et sur les questions sociales. Mon propos me semble d’actualité, le passé et le présent se répondent.

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Comment traiter d’évènements passés sans trahir la vérité ? Comment concilier des mémoires individuelles, forcément subjectives, et l’objectivité des faits ?

Le parti-pris était de travailler, pour les trois volumes, sur les mémoires de mon père, à partir de ses souvenirs à lui. Or, forcément, à des moments, il y avait des oublis ou de probables exagérations, c’est normal, nos souvenirs sont subjectifs. Lorsque j’avais le choix entre deux versions du même évènement, je choisissais celle de mon père. Ces versions ne se contredisaient pas mais n’avaient cependant pas non plus le même point de vue. Par exemple, mon père avait un souvenir très atténué de l’épisode de l’Allemand qui saute sur une mine près du lac de Cazaux, chez Raoul, cet oncle à la voix de Louis Jouvet. Je me suis plutôt servi des souvenirs du fils de Raoul, Christian, qui se rappelait bien de cette histoire racontée de nombreuses fois par son père, un homme haut en couleurs ! Bien sûr, il a fallu que j’imagine certains décors : un ancien des Auberges de jeunesse, qui apparaît sur la photographie de fin d’Apprenti, m’a contacté après la parution. Il m’a donné de la documentation de l’époque. Mon dessin n’était pas la retranscription exacte de l’auberge au Pyla mais cela ne m’a pas été reproché. Il semble avoir apprécié l’esprit de mon ouvrage qui l’a replongé avec fidélité dans cette époque.

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L’histoire est envisagée du point de vue de votre père, si bien qu’on oublie presque que Jacqueline est aussi votre mère… Pour le lecteur, ce n’est pas une évidence.

C’est drôle, personne ne me l’avait fait remarquer ! C’est peut-être une nécessaire mise à distance pour moi, une certaine pudeur peut-être. Je ne souhaite pas tout livrer. Ce qui était important pour moi était le regard de Jacques sur elle. C’était une femme extraordinaire qui valorisait sans cesse son mari. Mon père se dévalorisait un peu : son frère, Marceau, était le dominant, bien qu’un peu plus jeune. Il était beau garçon et séducteur. Mon père, à côté, se sentait laid. Il était d’ailleurs assez complexé, par son nez notamment.

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Votre père, pour cet aspect de son physique, est d’ailleurs arrêté par les nazis… On touche ici du doigt l’horreur de la politique antisémite. N’avez-vous pas eu envie d’approfondir ce thème, ainsi que celui de l’engagement ?

bruno_loth_quaiC’est vrai que les nazis l’ont amené à la Kommandatur pour vérifier s’il n’était pas juif à cause d’un prétendu trait physique qui serait associé aux juifs. Je ne suis pas sûr que mon père ait, sur le coup, saisi toute la portée de l’action, pourquoi ils voulaient qu’il se déshabille. La plupart des gens n’étaient pas insensibles au sort des juifs, beaucoup d’incertitudes pesaient sur leur sort. Malgré tout il fallait gérer le quotidien qui prenait alors le dessus, notamment la nourriture. Finalement, le hasard jouait beaucoup dans cette guerre, notamment pour entrer en résistance : l’appel du 18 juin n’avait pas beaucoup été entendu. Une rencontre, ou la volonté de ne pas aller au STO, vous faisaient rentrer en résistance. La mort d’un de ses amis, Pedro, engagé dans la résistance, a beaucoup touché mon père. Finalement, pour lui, la seule façon de s’extirper de cette guerre fut l’amour !

Quels ont été vos choix graphiques ?

J’ai rassemblé beaucoup de documentation, notamment des photos, que j’ai dessinées avec mon trait. J’avais le souci de travailler à partir d’images réelles. J’ai eu la chance d’avoir de nombreuses photographies familiales où l’on retrouve Jacqueline et Jacques, mes parents. Pour les vues de Bordeaux, j’ai mis la main sur l’ouvrage de Pierre Bécamps, Bordeaux sous l’Occupation, aux éditions Sud-Ouest. C’est drôle, il fut mon professeur au collège et rien ne laissait présager à l’époque que j’allais utiliser ces travaux, même si mon goût pour l’histoire était déjà certain. J’ai d’ailleurs fréquenté les archives où j’ai trouvé une documentation fournie pour mon travail. Et puis Bordeaux n’est qu’à quelques kilomètres de Macau, j’ai donc été faire des croquis du côté du bassin à flot. J’ai d’ailleurs bien situé le quai sur lequel mon père a manqué perdre la vie et dont je représente l’effondrement. Il y a aujourd’hui un renfoncement qui n’existait pas à l’origine !

bruno_loth_pylaLa série Ermo était bicolore, noir et rouge, couleurs dominantes de la lutte contre le franquisme dans les affiches de la CNT (Confédération nationale du travail) ou du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste). J’ai voulu garder dans Apprenti et Ouvrier cet aspect, avec le gris et le bleu, des couleurs froides. Pour mon père l’usine était froide comme la mort ! Les couleurs arrivent dès qu’il sort de l’usine, qu’il prend sa bicyclette, et puis dès la rencontre avec Jacqueline, les couleurs se font plus présentes. Je tenais à ce que les couleurs froides reviennent régulièrement, cela donne un rythme au récit, le rythme quotidien du retour à l’usine et à son morne univers.

Sur quoi travaillez-vous actuellement ? Une suite d’Ouvrier ?

Il n’y aura pas de suite à Ouvrier. Dans un premier temps, j’avais même envisagé Apprenti comme un ouvrage unique, et puis l’aventure avec mon père s’est continuée pour évoquer ses souvenirs sous l’Occupation. J’estime aujourd’hui que les trois forment une belle unité. D’ailleurs seules des raisons d’édition m’ont invité à couper Ouvrier en deux. J’espère les voir réunis un jour dans un coffret. Je continue à collaborer avec La Boîte à bulles, avec qui je me sens libre dans mes choix artistiques. Je travaille sur un nouveau projet sur les mémoires de la guerre d’Espagne, Dolores. L’histoire d’une femme, à Bordeaux, qui s’interroge sur ses origines espagnoles. C’est encore une volonté de lier mémoires et Histoire.

Propos recueillis par Marc Lamonzie

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Ouvrier #2.
Par Bruno Loth.
La Boîte à bulles, 20 €, novembre 2011.

Images © Bruno Loth/La Boîte à bulles – Photo © BoDoï

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