Camille Jourdy : « Un truc mystérieux au travers du crayon »
Camille Jourdy est illustratrice jeunesse et autrice de bande dessinée. Révélée notamment par sa trilogie Rosalie Blum, adaptée au cinéma en 2016, elle a poursuivi son travail sensible d’observation des relations humaines avec Juliette. Son dernier ouvrage, Les Vermeilles, s’adresse cette fois au public jeunesse. Son récit onirique et lumineux a conquis son public : l’album a été couronné à Montreuil Pépite BD 2019, et Fauve Jeunesse à Angoulême. À cette occasion, BoDoï a voulu en savoir plus sur sa manière de travailler.
Est-ce qu’il y a une différence dans votre façon de travailler entre une BD pour adultes et une BD pour enfants?
Ce n’est pas tellement différent, je le fais avec la même motivation, la même envie. Simplement, comme là je voulais que ça s’adresse aux enfants et aux adultes, c’était important que ça se lise facilement pour un enfant, j’y faisais attention. Je le soumettais souvent à ma fille, qui a 10 ans aujourd’hui. La petite fille du livre est un peu inspirée d’elle. S’il y a des choses qu’elle ne comprenait pas trop, je changeais. Bon, s’il y a des blagues peu compréhensibles pour les enfants, ce n’est pas grave, j’aime bien qu’il y ait un double sens de lecture. Mais pas si ça les freine dans le fil de l’histoire. Je ne pense pas qu’ils y lisent forcément les mêmes choses que les adultes.
Le livre est assez long par rapport à la moyenne des livres pour enfant. Quelle tranche d’âge visez-vous avec Les Vermeilles?
J’ai pas trop calculé en termes d’âge, je ne me rendais pas trop compte de ça. Au début, il ne devait pas être si long et devait être pour les plus petits. Quand j’ai commencé à noter les idées, ma fille avait 3-4 ans. Et puis l’histoire a évolué en même temps qu’elle a grandi. Plus elle grandissait, plus je commençais à lui raconter des histoires pour les plus grands. Avec l’éditeur, on a retravaillé, et ça s’est étoffé. Je ne me suis vraiment posé la question de savoir si une BD de cette taille-là pouvait passer pour les plus petits. J’ai vu que les libraires que je rencontrais tiquaient un peu. Mais avec ma fille justement, quand on lit des BD, parfois je la sens frustrée quand c’est trop court. Elle aime avoir le temps de s’installer dans l’histoire. Même les plus petits peuvent lire l’album, en plusieurs fois. Je n’ai pas l’impression du tout que ce soit un problème. C’est dommage qu’il n’y en ait pas plus en fait. À Montreuil, c’était un jury d’enfants pour la Pépite, et ils ont dit que le fait que ce soit un grand livre leur avait plu.
Quand vous évoquez votre processus d’écriture, la place de l’instinct semble importante, vous dites souvent faire les choses comme vous le sentez à un moment donné…
Quand je dis « ça vient comme ça », ça ne veut pas dire que l’écriture me vient facilement. C’est quelque chose pour moi qui est presque un peu laborieux, difficile, j’essaie, je recommence… Après, je n’essaie pas forcément d’analyser. J’essaie les choses, je relis et vois si ça marche, si ce que je veux faire passer fonctionne ou pas.
Pensez-vous que c’est cela qui donne cette sensibilité particulière à votre travail?
Peut-être. Comme je le fais en essayant de ressentir moi aussi les choses, ça doit se ressentir d’une certaine manière. C’est comme les expressions des personnages. Si je veux que l’expression du personnage soit juste, il faut que je vive vraiment son sentiment. Pour moi, il y a un truc un peu mystérieux qui se passe, qui passe au travers du crayon, et qui donne la position du crayon. Il y a quelque chose d’un peu magique. Et si on n’est pas dans notre dessin, les personnages ne sont pas habités. J’ai l’impression que je joue un peu leur rôle. Si je suis interrompue, parfois ça ne fonctionne pas. C’est pareil pour le découpage, il faut que je ressente la scène. Quand je dessine, je fais la même tête que les personnages !
Dans Les Vermeilles, vous assumez complètement l’hommage à Alice au pays des Merveilles, avec sa dimension onirique et son côté parfois absurde. Pourquoi cette histoire particulièrement?
Le dessin animé, que j’ai vu enfant plein de fois, m’a marquée. Parfois, je le regarde avec ma fille, et je suis chiante parce que je dis tous les dialogues. Après, il y a plein d’histoires où un personnage tombe dans un univers fantastique et revient à la réalité, ce n’est pas très original. Je n’ai pas l’impression de m’être plus inspirée d’Alice que de plein d’autres films, comme Le Voyage de Chihiro, Princess Bride, L’Histoire sans fin, ou même des contes de l’enfance (Cendrillon, Les Trois ours, Peau d’âne). Avec le fait d’être maman, j’ai eu l’impression en faisant parcourir à ma fille tous les livres que j’avais aimés, de parcourir de nouveau l’enfance ; à la fois la mienne, et l’enfance en général. Cela m’a donné envie de faire un livre sur l’enfance et cet imaginaire. Ce qui me plaît beaucoup dans les retours que j’ai, ce sont les gens pour qui ça a fait écho à leur enfance, d’une manière particulière, et cela me touche.
Vous avez, dans cet album comme dans les précédents, un style très reconnaissable. Il y a des couleurs chatoyantes, teintées d’une certaine mélancolie, et beaucoup de motifs… Est-il venu naturellement, l’avez-vous fait évoluer?
J’ai toujours aimé la couleur, les motifs aussi. Après, mon dessin a évolué. Si vous voyez les premières BD que j’ai faites, il a changé. Mais on reconnaît dans ma toute première BD un univers, un ton.
Vos dessins regorgent de détails, de petits objets. D’où cela vous vient-il?
J’aime bien l’accumulation. Chez moi c’est un peu pareil, chez mes parents aussi. J’ai grandi dans une maison où il y avait des affaires de partout, mes parents ne jetaient rien. Je crois que je trouve ça un peu joli. Pour moi, tous les décors sont très importants. Ça participe au personnage qui habite là. Dans Rosalie Blum ou Juliette, je choisis tous les objets. Je choisis chaque verre pour chaque personnage. Rosalie Blum, par exemple, ne peut pas avoir un appartement super moderne. Je travaille beaucoup d’après photo, soit que je prends moi, soit que je cherche sur Internet. Je cherche beaucoup sur Internet des décors. Par exemple, pour le décor du château des Vermeilles, j’ai cherché chaque tableau, et à la place des humains j’ai mis des têtes de chat. J’ai besoin de me construire tout un décor, presque comme un décor de film. J’aime bien que les gens puissent reconnaître. Dans Rosalie Blum, des gens m’ont dit en dédicace qu’ils avaient la même boîte à sucre qu’elle. Tout de suite, je trouve qu’on est dedans.
Le décor de vos albums s’inspire beaucoup de la ville de Dôle. A-t-elle quelque chose d’universel?
Oui, elle peut, cependant je ne le fais pas dans ce sens-là, c’est vraiment un aspect pratique. Comme je prends beaucoup de photos, que je vais régulièrement à Dôle, je prends les photos là-bas. Maintenant, je vois que les gens de Dôle, ça leur fait plaisir aussi. Alors, des fois, je fais exprès de mettre une rue reconnaissable. J’aime bien cette ville, qui peut avoir ce côté déprimant des villes de cette taille-là, surtout maintenant que le centre-ville se meurt complètement. C’est différent, par rapport à il y a trente ans.
Dans Juliette, cette mélancolie de la ville est presque agréable, on s’y complaît un peu. Est-ce que c’est quelque chose que vous ressentez à Dôle?
Oui, il y a un petit côté comme ça, que je ne saurais pas trop expliquer. Avec Dôle, j’ai un peu un truc d’amour/haine. À la fois, je suis très contente d’en être partie et je n’aimerais pas y vivre, et en même temps j’ai beaucoup de tendresse pour cette ville et les gens qui y sont. Il y a une ambiance particulière, familiale, ça fait une sorte de cocon agréable dans lequel on peut vite étouffer. Je ne sais pas pourquoi ça m’inspire, ces endroits. C’est vrai que c’est souvent quand je suis là-bas que j’ai des idées, ou alors dans la campagne juste à côté. Je pense que ma prochaine BD se passera à la campagne.
Est-ce qu’il y a des albums, jeunesse ou BD, que vous pouvez lire et relire?
Dans l’enfance, j’ai été plus marquée par la littérature jeunesse que par la BD. À part Tintin, que j’adore, je trouve ça magnifique, et puis Astérix. Mais je n’étais pas une grande lectrice de BD, et graphiquement ça doit se ressentir, j’ai plus été influencée par mes livres jeunesse. En plus, on les a gardés, donc je les lis à mes filles, je les parcours souvent et c’est un grand plaisir. Je n’étais pas quelqu’un qui lisait beaucoup, parce que je me déconcentrais très facilement. Je n’arrivais pas à tenir une lecture, mais j’adorais les livres. J’adorais en choisir un à la bibliothèque et j’imaginais ce qu’il y avait dedans. Quand j’ai fait une année aux Beaux-Arts de Lyon, je disais que j’avais envie de faire de la BD. J’avais un copain qui m’avait alors demandé ce que je lisais, et je me suis sentie bête, parce qu’à part Tintin je connaissais pas trop. Et c’est lui qui m’a mis entre les mains Lewis Trondheim, Joann Sfar… Toute cette bande-là, de l’Association, tout ce qu’ils faisaient, en 98-99, ça a été une révélation, et je me suis dit que j’avais envie de faire ça.
Quels sont projets en cours?
Je vais travailler avec Lolita Séchan, oSon personnage de Bartok, la petite taupe et Nouk, la petite fille-chat des Vermeilles, vont jouer à cache-cache. C’est une BD pour les tout petits, 4-7 ans. Je fais les décors en couleurs et elle les personnages en noir et blanc. Ça sortira en septembre.
Propos recueillis par Sophie Gindensperger
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Les Vermeilles.
Par Camille Jourdy.
Actes Sud, 160 p., 21,50 €, octobre 2019.
Extraits de la BD © Camille Jourdy/Actes Sud – Photo DR
Merci à l’autrice de nous avoir dévoilé ses carnets.
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