Ce qu’il faut de terre à l’homme
Le génial auteur de L’Amour propre ou de Blessures d’amour propre revient avec l’adaptation d’une nouvelle de Léon Tolstoï, Ce qu’il faut de terre à l’homme. Si dans ses derniers albums Martin Veyron se moquait des déboires amoureux de petits bourgeois, il renverse ici la perspective en tournant en ridicule les appétits croissants des petites gens dans la Russie des Tsars. Le petit paysan Pacôme vivote avec sa famille sur son lopin de terre perdu en Sibérie et n’hésite pas, ni vu ni connu, à envoyer son troupeau paître chez le voisin. Mais un intendant agressif, mandaté par la propriétaire des lieux, dresse des amendes ou contraint à des travaux gratuits toute personne qui ne respecterait les limites de propriété. Trop pauvre ou dépendant à son goût, le petit Pacôme veut devenir grand et va faire racheter les terres de la Barynia. Le début de la fin…
Fable philosophique sur la vaine soif d’argent, conte moral sur les bas instincts, l’étonnant album de Martin Veyron fait mouche dans un registre où on ne l’attendait pas. Des terres, toujours plus de terres à ne savoir qu’en faire, le moujik Pacôme va faire l’amère expérience de l’insatisfaction de ses désirs. Il possède mais se perd, s’agite sans comprendre, aveuglé par son désir d’ascension. D’une logique implacable. S’inscrivant toujours dans une veine moraliste au sens noble du terme sans toutefois faire la leçon – la force de son talent –, Martin Veyron observe la société russe du XIXe siècle dans le respect du texte originel, nous dit ce qu’elle a d’actuel et en profite au passage pour égratigner ce qui le rebute : le capitalisme forcené et son absurde logique productiviste. Sur un ton neutre ou détaché qui ne s’interdit pas l’humour sagace, l’auteur décortique les travers du genre humain et semble s’amuser, comme un spectateur qui connaît déjà la fin de l’histoire, à voir tomber tout ce petit monde. L’auteur se fait ici plus sérieux, plus grave dans une veine plus politique que sociale, sans perdre sa causticité et sa hauteur de vue.
Dialogues terre-à-terre ou piquants, horizons à perte de vue, distance ironique, Veyron met en scène avec élégance la fin des illusions par sa magnifique ligne claire, qui croque aussi des terres de désolation peuplées de blé, de vaches et de moutons superbement dessinés, là où les silences, à vrai dire, disent beaucoup de la vaine agitation des hommes.
Publiez un commentaire