Celestia
Au coeur de la lagune, Celestia est une cité à part. Préservée de la terrible Invasion qui a ravagé le pays, la ville aux canaux abrite une population déliquescente et vieillissante, pleine de clowns dangereux et de télépathes mystérieux. Pierrot navigue entre les deux, à la recherche de livres, d’un peu d’amour et de la vérité sur son passé. Dora, elle, possède un don de projection mentale hors du commun, mais marche sur le fil de la schizophrénie. Ces deux-là se tournent autour sans trop savoir pourquoi, et vont finir par fuir loin de Celestia pour rejoindre l’interdit continent. Et découvrir là-bas un monde étrange et, bizarrement, plein d’espoir.
Dix ans près le justement célébré Cinq mille kilomètres par seconde, l’album de sa révélation et lauréat du Prix du meilleur album à Angoulême, Manuele Fior revient chez son éditeur historique Atrabile pour proposer ce qui est peut-être son livre le plus fort depuis. Au moins du niveau de l’envoûtant L’Entrevue, auquel il emprunte son registre SF. En effet, il imagine un conte post-apocalyptique mais dans un registre à la fois intime, charnel et psychanalytique, tour à tour glaçant et enjôleur. Comme un songe entêtant duquel on ne ressort pas indemne, s’interrogeant sur la signification d’un objet, d’un regard, d’un mot ou d’un poème. Chose rare, c’est un livre qu’on lit et qu’on relit, dans tous les sens, pour s’immerger et trouver sa propre voie.
Dans des compositions à l’aquarelle d’une précision et d’une élégance rares, tout en jeu de lumière et de matière, avec un design de personnage original et magnifié par une plasticité exceptionnelle des visages, Manuele Fior lorgne aussi du côté du cinéma, vers Antonioni, Fellini, Kubrick. Des réalisateurs qui, comme lui, ont cherché du côté du subconscient, des mystères nocturnes, des corps entrelacés ou des yeux d’un enfant, une réponse aux questions métaphysiques de l’Humanité. Un sens et un espoir. Époustouflant.
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MORT À VENISE
Elle est belle cette couv d’un bleu ciel irréel, n’est-ce pas? Image d’un monde flottant. Deux survivants, une ancienne invasion devastatrice, des réfugiés sur une île italienne. Un groupe de jeunes gens doués de télépathie veulent remettre la main sur l’une des leurs. Plongée dans un monde dont le contexte nous échappe. Manuele Fior installe direct une impression de mystère dont on devra deviner les enjeux au fil de l’intrigue : comme une séquence d’ouverture de film noir style Le Troisième Homme, Pierrot s’invite discretement à une obscure réunion bien gardée. Non, non, on aime les masques à Néo-Venise, mais les coquins qui rêvent d’une société secrète façon Eyes Wide Shut faites demi tour, pas de ça ici déso.
Premières pages. L’auteur inspiré convoque les codes tradis d’un récit post-apo qui vire au road trip, dans un environnement original, l’ambiance est immediatement séduisante. On pense à Hugo Pratt, bon déjà parceque tout se déroule dans sa ville de coeur où il finira ses jours : Venise, son dédale, sa magie imprévisible qui peut surgir à chaque coin de ruelle étroite typique, et aussi puis pour la liberté rebelle de ce Pierrot, jeune poète qui porte une blessure secrète, figurée par cette larme qu’il se tatoue sous l’oeil droit. On sent un véritable désir de dessinateur, qui convoque le Ghetto magique de Corto Maltese et les pouvoirs psychiques incontrôlables des enfants mutants d’Akira. On pense aux oeuvres SF du formidable Frederik Peeters, avec ses séries Lupus et Aama, pour ses mondes foisonnant animés par des forces qui dépassent les protagonistes, souvent des couples de héros malgré eux, qui doutent et qui doivent s’apprivoiser pour survivre. Fior fabrique un univers qui s’annonce vaste et plein de promesses…
Mais passé trois pages, on apprend que les mots de passes et les lieux tenus secrets n’etaient qu’une illusion, et tel un Néo italien, notre poète est reveillé de la matrice par une voix, celle du leader de ce petit groupe d’apprentis télépathes, dont il fait en réalité partie. Epreuve? Manipulation? Comme pour de nombreuses séquences qui suivront, nous n’aurons pas de réponses. Les effets d’ambiance se susbstitueront aux enjeux. Sans rien divulgacher, en tous cas il n’y aura pas de Kung fu.On est porté par les très belles planches de Manuele Fior, qui s’amuse avec talent à jouer sur des motifs graphiques originaux : l’architecture venitienne historique et un design minimaliste très année 50, dont les lignes Lecorbusiennes contrastent avec le foisonnement des anciens palais, des voyous violents aux masques traditionnels de carnaval et une communauté d’enfants bienveillants livrés à eux-mêmes, gondoles et véhicules rétro-futuristes…
Pourtant, faute d’enjeux bien établis et de caractérisation des personnages, le suspens n’affleure pas. Quelques séquences d’actions au découpage élégant, pourtant. Mais qui sont ces gens et que veulent-ils vraiment? On adhère malheureusement jamais vraiment au sort du moindre personnage, tant les motivations resteront floues. La ville fini par paraitre tristement vide. La jeune télépathe qui ne maitrise plus ses pouvoirs lorsqu’elle est apeurée sent le male gaze à plein nez, elle n’est jamais vraiment moteur de l’action. Un truc genant de chevalier sauveur et de princesse en détresse s’installe mais n’evoluera pas, c’est pas franchement moderne. Il y a une vague histoire de vengeance provoquée par
la violence gratuite de Pierrot (ou du moins disproportionnée), une galerie de personnages secondaires croisés trop brievement lors d’un voyage dont on ne comprendra pas l’objectif, antagonistes et adjuvants défilent sur deux ou trois pages et laissent de plus en plus indifférents. Alors, forcement les maigres retournements semblent forcés. La construction du récit fini par presque ressembler à un exercice d’écriture automatique, mais on se dit qu’ils restent assez de pages pour que la sauce retombe sur ses pattes. On repense, optimiste, à ‘Lapinot et les carottes de patagonie’, écrit en freestyle en 10 mois par Lewis Trondheim pour se faire la main, donc tout est encore possible. Et puis la fausse ambiance intriguante qui faisait les prémisses excitantes d’entrée de jeu se dissipe de plus en plus, comme un mirage maladroit. Un peu comme la saison 2 de Twin Peaks. David Lynch quitte le navire et la magie s’envole avec lui.
Des origines de la guerre a la maigre back story familiale de Pierrot, on ne révèlera pas grand chose, nous laissant sur notre faim, au mieux, au pire agacé…où est passé le show runner? Sans être un affamé de page turner, il y a un juste milieu entre la science feuilletonesque d’un Trondheim et la contemplation errante d’un Gipi. On atteint pas les modèles sus-cités. Ajoutant de la confusion sur de la confusion pour developper son recit, Fior fini même sur des contradictions lors du dernier acte. Comme tout univers dont les règles du jeux sont incohérentes.[spolier alert]
Pourquoi fuir la ville pour y revenir alors que la menace est toujours réelle? Pourquoi s’y cloisonner alors que d’autres semblent tres bien vivre sur le continent? Pourquoi Pierrot est-il décrit comme le plus doué des télépathes et ne fera jamais usage de son don?? Comment s’y prend ce petit batelier muet pour revenir dans les eaux déchainées? puis disparait comme il est venu? O’scours mais par pitié! laissez-moi un commentaire si vous avez les réponses!
[fin de spoilage]C’est beau, on voudrait le suivre dans cette aventure, être captivé parceque tous les ingrédients sont là, et puis non, le souffle s’épuise pour laisser un sentiment de déception lorsqu’on renferme le livre. Sans avoir à préciser pour ne pas dissuader les fan du dessinateur de talent qui se laisseront tenter, selon moi il ne faut pas attendre beaucoup de ce volume pourtant épais. On aime lorsque l’épique se mélange à l’intime, la grande histoire avec la petite. Mais cet essai qui voudrait conjuguer paranormal et survival à travers la sérénissime m’a laissé sur le bord de la lagune bleue, avec goût décevant de ‘beaucoup de bruit pour rien’.
À Venise, on meurt surtout d’un ennui poli.
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