Christian Cailleaux et la dernière traversée de Bernard Giraudeau
C’est une œuvre bâtie sur une amitié, emplie de voyages, d’embruns et d’idéaux féminins. Pour Les Longues Traversées, Bernard Giraudeau et Christian Cailleaux ont uni leurs talents une dernière fois, après R97, les hommes à terre. Auteur notamment de Harmattan et dessinateur de Piscine Molitor, Christian Cailleaux, 43 ans, raconte avec sensibilité cette collaboration spéciale.
Que sont ces Longues Traversées ?
Des rencontres inattendues. Comme par exemple celle que j’ai faite avec le troisième compagnon à s’être penché sur cet album, à savoir la maladie [Bernard Giraudeau est mort d’un cancer en juillet 2010]. Dans R97, Bernard et moi évoquions les choses pragmatiques et viriles de la jeunesse. Ici, tout prend une dimension plus littéraire et poétique.
Comment définiriez-vous votre héros, Théo ?
Au départ, Bernard affirmait que ce n’était pas lui, mais seulement un personnage de fiction empruntant certains de ses souvenirs. Au fil du temps, sa langue fourchait de plus en plus souvent, il disait « je » au lieu de « il ». Théo comporte aussi une part de moi : je revendique ma part du récit par le dessin. C’est un promeneur auquel chacun peu s’identifier, un homme disponible et curieux.
Comment est né cet album ?
Pendant que nous travaillions sur R97, nous lancions des idées pouvant mener à une dizaine d’albums. Mais c’était une boutade un peu macabre, car nous savions que ce ne serait pas possible, à cause de la maladie de Bernard. L’envie de continuer encore un peu est restée, et nous a conduits aux Longues Traversées. Bernard voulait y inclure un élément épique, l’histoire d’une femme extraordinaire, pirate. Moi, j’étais touché par une de ses nouvelles, Diego l’Angolais, sur un marin africain perdu dans le port de Lisbonne. Cela permettait d’exprimer la douleur, la douceur et la violence de l’Afrique. Nous avons ensuite mis Diego en présence de Théo, déjà présent dans notre précédent album.
Comment avez-vous rencontré Bernard Giraudeau ?
En 2005, après une dizaine d’albums en solo, j’ai ressenti la nécessité de collaborer avec quelqu’un. J’ai envoyé mes livres à Bernard Giraudeau, que j’appréciais beaucoup, en lui proposant de travailler ensemble. Il a aimé mon dessin et m’a répondu la semaine suivante. Nous nous sommes ensuite vus au festival Etonnants voyageurs à Saint-Malo. J’étais un peu impressionné face à cet homme public, qui s’exprimait de façon très franche. Nous nous sommes quittés en prenant la décision de lancer un projet commun, mais sans savoir lequel. J’ai ensuite lu son Marin à l’ancre, qui nous a inspirés.
Etait-il un lecteur de bandes dessinées ?
Non, pas vraiment, mais ça m’allait bien. Il fallait qu’on invente ensemble une manière de s’exprimer par le médium BD. Je l’avais tout de même abreuvé d’albums après notre rencontre, mais il m’avait avoué qu’une bonne partie lui tombait des mains.
Quelle relation entreteniez-vous ?
Elle allait au-delà du simple projet professionnel. Quand nous nous sommes connus, Bernard avait commencé le ménage dans sa vie, il ne gardait que les choses et gens essentiels autour de lui. J’ai eu la chance d’en faire partie, je ne sais pourquoi. Peut-être m’a-t-il trouvé une certaine fraîcheur ? Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, à discuter de l’existence, des voyages. Nous avions vingt ans d’écart, mais beaucoup de points communs : des envies d’ailleurs, l’impression d’appartenir à une communauté de voyageurs, un goût pour la littérature de Stevenson, Conrad ou Melville, et pour Saint-Louis du Sénégal, où il a tourné Les Caprices d’un fleuve et où j’ai vécu six mois…
Comment travailliez-vous ensemble ?
Toute la journée, chez lui, nous tricotions nos histoires à quatre mains. Ensuite, je formalisais et on affinait ensemble. Bernard avait une grande exigence scénaristique. Il ne voulait pas d’effets faciles, pas d’esbroufe, mais s’assurait en permanence que le lecteur comprendrait bien tout. La semaine précédant son décès, nous retouchions les textes ensemble. Tout l’ouvrage était scénarisé et crayonné, j’en étais à l’encrage. J’ai eu peur d’avoir beaucoup de mal à terminer seul un livre qu’on faisait bras dessus, bras dessous. J’ai fait une pause de quelques mois. Et finalement, ce fut une bénédiction que d’avoir à achever Les Longues Traversées. Cela ne s’est pas fait de manière légère ou anodine, bien sûr, mais j’avais le sentiment d’avoir Bernard derrière mon épaule. Cela m’a aidé à faire mon deuil, en quelque sorte.
Comment votre technique a-t-elle évolué sur cet album ?
Mon trait minimaliste, à la ligne claire, manquait de matière pour représenter les soutes graisseuses, les quais d’un port ou les mers furibondes. Je l’ai rendu plus souple et charbonneux. J’ai conservé par ailleurs les grandes cases en longueur, dont je suis familier. Elles me viennent – comme ma décision d’être auteur de BD – de mes lectures des œuvres d’Hugo Pratt, à l’adolescence. Quand je regardais Corto Maltese de trois-quarts dos, tourné vers le lointain, j’étais alors saisi par l’impression de savoir exactement à quoi il pensait. Ce déclic m’a permis de comprendre la force évocatrice de la bande dessinée, et de voir qu’il y avait autre chose que Lucky Luke et Astérix.
Quels sont vos projets ?
Je prépare un album biographique sur le photographe Robert Capa pour Dupuis, centré sur la période de la guerre d’Espagne. J’aimerais poursuivre l’aventure entamée avec Bernard, peut-être en mettant en scène un Théo vieillissant, qui passe la main à un plus jeune homme. Grâce à Bernard, j’ai découvert la mer et les marins, et j’ai envie de livrer ma propre histoire maritime.
Propos recueillis par Laurence Le Saux
——————————-
Les Longues Traversées.
Par Christian Cailleaux et Bernard Giraudeau.
Dupuis, 15,95€, le 20 mai 2011.
Achetez-le sur Fnac.com
Achetez-le sur Amazon.fr
Votez pour cet article
———————————
Publiez un commentaire