Cigish ou le maître du Je
Rôliste aguerrie dans sa jeunesse, Florence Dupré la Tour a arrêté de lancer les dés sur une table pour conter la vie de son personnage de nain nécromancien. Mais cette pratique, autant ludique que désinhibitrice, lui manque. Surtout à l’heure où, tant sur le plan professionnel que personnel, elle semble insatisfaite de sa molle existence. Alors elle décide d’incarner de nouveau Cigish, antihéros distillant le mal autour de lui. Mais pas pour jouer : dans la vraie vie. Et elle va le raconter sur un blog.
Florence Dupré la Tour (Borgnol, Capucin…) va loin, très loin. Ce qui démarre comme un blog BD autobiographique presque classique, avec un parti pris excitant de raconter comment on peut jouer la méchante dans la vraie vie, se transforme très vite en méta-autofiction jouissive. Car plus que la vie de Florence/Cigish, c’est bien le blog lui-même qui devient le sujet de l’auteure. Ainsi, rapidement, elle propose son projet à des éditeurs de bande dessinée, qui décline plus ou moins poliment, et elle n’y va pas par quatre chemins pour les tourner en dérision. Elle raconte comment elle « trolle » et joue avec le buzz sur le net, pour conquérir un public, quitte à le houspiller. Et surtout, elle utilise les commentaires ouverts sur son blog – reproduits partiellement dans ce recueil –, comme un maître du jeu manipule les rôlistes attablés devant lui. Dès lors, la réalité se nourrit de fiction, l’imaginaire déborde de partout, et les frontières se brouillent dans une mise en scène vertigineuse.
Brillant exercice de style, Cigish ou le maître du Je, comme son titre le suggère, est aussi une bande dessinée introspective, dans laquelle l’auteure cherche les réponses à son mal-être, s’interroge sur son identité de créatrice, le sens de son choix de carrière, son rapport à ses lecteurs et au petit monde parfois dégueulasse de la bande dessinée – auteurs, critiques, collectionneurs, éditeurs y sont mis à mal. Dans un noir et blanc hachuré et volontairement tremblotant, non dénué de poésie, Florence Dupré la Tour signe ici une oeuvre ambitieuse, peut-être sa plus importante jusqu’ici. En tout cas, un des meilleurs livres du premier semestre 2015.
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