« Conclure Donjon, c’est la classe »
Lancée en 1998 comme la boutade de deux auteurs en pleine ascension, Joann Sfar et Lewis Trondheim, Donjon est peu à peu devenue une série tentaculaire, toujours drôle et spectaculaire, une saga d’heroic fantasy humoristique qui s’autorisait toutes les libertés. Et qui a convoqué, 15 ans durant, la fine fleur des dessinateurs du moment, de Christophe Blain à Christophe Gaultier, d’Andreas à Boulet, de Manu Larcenet à Carlos Nine. Après un long silence qui laissait présager l’abandon de la série, les deux créateurs ont décidé d’écrire le mot fin, avec deux albums dessinés par Alfred et Mazan.
Rencontre avec quatre auteurs qui ont adoré bousculer leurs intrigues, suer de grosses gouttes à dessiner des séquences impossibles, proposer des surprises à chaque page, et qui ont, chacun, vibré d’émotion en se disant qu’ils produisaient les dernières pages d’une aventure hors norme.
Un mode de fabrication atypique
Si on a dû attendre cinq ans avant de lire ces nouveaux Donjon, ce n’est pas parce que Joann Sfar et Lewis Trondheim étaient à cours d’idées, mais bien parce qu’ils n’arrivaient pas à se retrouver pour écrire. Car Donjon s’est toujours fabriqué de la même manière : les deux compères s’attablaient très sérieusement, pendant quelques jours de vacances estivales, pour pondre deux ou trois albums en même temps. « C’était hyper tripant à faire, parce qu’on écrivait les strips à tour de rôle, et ce, sur deux ou trois albums en même temps, raconte Joann Sfar. Ce qui en sortait n’était alors ni du Lewis ni du Joann, mais quelque chose émanant d’une tierce personne composée de nous deux. »
Lewis Trondheim poursuit : « C’est quand même un peu dingue d’écrire un album en trois ou quatre jours et c’est donc normal si on ne souvient pas toujours de ce qu’on a écrit dans les précédents. » Et Sfar d’illustrer : « Un jour, je me retrouve dans le bureau de Guy Delcourt pour parler d’autre chose, et je vois derrière lui un Donjon que je ne connaissais pas, comme dans un mauvais rêve. Je le regarde, il était signé Keramidas… et il était vachement bien! Mais on l’avait écrit plus de deux ans et demi avant, pour Bercovici qui finalement l’avait décliné, et d’autres épisodes étaient passés par là depuis… »
Une suite attendue cinq ans
Mais après 34 albums publiés en onze ans, plus rien. « Hélas, pendant trois ans, on ne s’est plus vus, car Joann était trop occupé par ses films. Je lui ai suggéré que, si on arrivait plus à faire des Donjon, il pourrait tout de même être bon d’offrir une forme de conclusion aux lecteurs. » Mais même pour ça, pas évident de trouver un moment. « C’est simple, pendant cinq ans, entre Gainsbourg et l’adaptation animée du Chat du rabbin, je n’ai pas pu faire de BD », reconnaît Sfar.
Tout traîne, Guy Delcourt annonce fièrement à Angoulême en 2011 que deux épisodes dessinés par les deux créateurs paraîtront dans l’année… puis rien. Finalement, Alfred, qui réclamait de faire un Donjon, et Mazan, qui avait montré sa bravoure sur un épisode de Donjon Monsters, se sont vus attribuer la lourde tâche de dessiner un diptyque de la période Crépuscule, en forme de conclusion à ce grand cycle.
Le plaisir et l’émotion
Alors, une fois l’agenda éclairci, n’était-ce pas une corvée de se remettre à Donjon, pour enfin l’achever? « Non, pas du tout, réfute Lewis Trondheim. La notion de plaisir a toujours été à la base de Donjon. Sinon, à quoi bon? » Joann Sfar abonde : « Je ne me marre jamais autant à faire mes propres albums! » En attaquant son épisode, Alfred a aussi ressenti quelque chose de similaire: « En dessinant, j’ai retrouvé le plaisir que j’avais en tant que le lecteur de la série. Cette sensation de richesse, d’amusement permanent, un formidable plaisir communicatif. » « Moi, j’ai même refusé de lire tout le scénario d’un coup, glisse Mazan. Pour me ménager la surprise, comme lorsque j’étais simple lecteur. »
Mais cet enthousiasme créatif bouillonnant a son revers : l’émotion, le sentiment de manque quand on se dit que l’aventure est terminée. « J’ai reçu mon carton d’albums, mais je ne l’ai même pas ouvert… parce que je savais que ce serait le dernier », admet Trondheim. « Donjon, c’est quand même 15 ans d’histoire de la BD… », souffle Mazan.
Le classique d’une génération
Le mot génération revient d’ailleurs dans la bouche de tous les auteurs. Car quand Sfar et Trondheim lancent ce qui ne devait être qu’une aventure avec un canard prenant le contre-pied des séries d’heroic fantasy à la mode dans les années 1990, il ne sont encore que dans la phase ascendante de leur carrière. Et ils entraîneront avec eux nombre d’auteurs plus ou moins jeunes, mais qui tous se retrouvent dans l’esprit fun et aventureux de la saga. « On voulait aller à l’encontre du système : faire de l’heroic fantasy animalière et humoristique, qui ne plairait pas aux fans du genre; et faire du style ‘L’Association’ dans un genre détesté de ses lecteurs », rappelle Lewis Trondheim. Et finalement, tout s’est mis à ressembler à Donjon au fil des ans: une fantasy avec beaucoup d’humour, de la pluri-temporalité… Des trucs comme Dofus, etc. »
Mazan, qui avait refusé de prendre en charge l’époque Potron-Minet et laissé sa place à Christophe Blain, résume : « Donjon, c’est une génération d’auteurs très différents, dont les lecteurs ont appris à apprivoiser le style. C’est sans doute devenu un classique.« Alfred ne dit pas autre chose, quand il parle de « quelque chose de très ouvert, avec sa grammaire et sa mythologie propres, mais qui peut accueillir tous les grands écarts et les contradictions possibles ».
Des rencontres et des rendez-vous manqués
En effet, au sein de ses 36 albums, on a vu passer des styles aussi différents que ceux de Carlos Nine (dont les cases, même pour Sfar et Trondheim, étaient souvent incompréhensibles!), Jean-Christophe Menu, les Kerascoët, Andreas, Blanquet, Obion, Stanislas, Blutch ou Killoffer. Et d’autres auteurs avaient été tentés par le projet. « L’album dessiné par Bézian avait été au départ écrit pour Yves Got, mais il a dû décliner, raconte Lewis Trondheim. Puis c’est Lorenzo Mattotti qui a dit oui, avant de repousser l’invitation… Les vrais grands regrets sont l’abandon de Dave Cooper, qui était partant mais s’est finalement tourné vers d’autres projets. Et surtout Mike Mignola, qui avait donné son accord… juste avant le 11-septembre. Après, il était trop déprimé… »
Est-ce vraiment fini ?
C’est évidemment la question que se posent tous les fans, qui désespéraient de connaître de nouveaux opus et se retrouvent avec une conclusion en forme de fin ouverte. Et surtout avec des trous béants dans la chronologie globale du Donjon. Pour Lewis Trondheim, la réponse est claire : « C’est non. Il n’y aura pas de Donjon écrit par d’autres scénaristes que Joann et moi. » Sfar, qui n’a jamais caché avoir du mal à mettre un point final à une série, ajoute : « Je ne dis pas non sur le principe, mais Donjon est une bande dessinée d’auteurs, en l’occurrence nous deux, qui invitons des copains à venir s’amuser avec nos jouets. Notre écriture donne à Donjon une taille humaine, nous ne voulons pas que la série devienne un projet industriel. Ou alors il faudrait que les repreneurs trahissent complètement Donjon… et alors, ce ne serait plus Donjon. » Lewis Trondheim interpelle alors son co-scénariste: « Pour un Donjon Parade [série à part, humoristique et déconnectée des aventures, dessinée par Manu Larcenet – ndlr], pourquoi pas, je serai prêt à laisser les clefs. »
Quoi qu’il en soit, les auteurs referment cette grande saga avec deux volumes tonitruants, drôles et majestueux, qui déclencheront immanquablement fous rires et petites larmes nostalgiques chez les aficionados de la première heure. Les autres pourront se mettre sous la dent, un jour ou l’autre, des intégrales regroupées par auteur et période (Blain pour Potron-Minet, Trondheim pour Zénith et Sfar pour Crépuscule). Et Lewis Trondheim de conclure : « Ce n’est pas si souvent dans la bande dessinée qu’une série aussi longue prend vraiment fin. Rien que ça, je trouve que c’est quand même la classe. »
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Donjon Crépuscule – niveau 110 – Haut Septentrion.
Par Alfred, Lewis Trondheim et Joann Sfar.
Donjon Crépuscule – niveau 111 – La Fin du donjon.
Par Mazan, Lewis Trondheim et Joann Sfar.
Delcourt, mars 2014, 10,95 €.
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Bel hommage et très bel article sur une série hors norme ! Merci à Messieurs Lewis Trondheim et Joann Sfar pour cette conclusion qui permet de mettre un point à cette grande aventure !!! Effectivement : trop la classe !
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Je suis un grand fan de Donjon, mais bon faut pas non plus trop pousser…
Juste une remarque sur cette phrase : « Et finalement, tout s’est mis à ressembler à Donjon au fil des ans: une fantasy avec beaucoup d’humour, de la pluri-temporalité… Des trucs comme Dofus, etc. »Ils oublient un peu Lanfeust qui a débuté 4 ans avant Donjon. Sans rien enlever au mérite de Donjon c’est pas la première à faire de la fantasy fun, avec plusieurs temporalité et séries parallèles !
Lanfeust de Troy t1 : 1994
Trolls de Troy t1 : 1997
Donjon t1 : 1998 -
effectivement ya des chances que les mondes de Troys soient plus l’inspiration de toute la vague de fantasy légère humoristique actuelle… Donjon en est peut-être un peu une parodie d’ailleurs, mais va bien au-delà, et garde une cohérence qualitative au fil des albums.
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Il ne faut pas oublier La quête de l’oiseau du temps : 1983, imité sans cesse depuis 30 ans.
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