Couleurs et horreur en Corée du Nord
Dans L’Anniversaire de Kim Jong-il, Aurélien Ducoudray et Mélanie Allag suivent pas à pas un gamin qui grandit en Corée du Nord, façonné par la propagande du pays le plus fermé de la planète. Un point de vue original sur cette dictature effroyable, empreint d’humour et de douceur, qui crée un décalage avec les horreurs véridiques qui y sont décrites. Les auteurs reviennent pour BoDoï sur le fond et la forme de cet album, un des plus marquants de cette rentrée.
Quel est l’idée de départ de L’Anniversaire de Kim Jong-il ?
Aurélien Ducoudray : Il s’agit d’essayer de comprendre quelle peut être la normalité pour un jeune Nord-Coréen. L’idée m’est venue à la lecture d’un livre de témoignage – par déformation professionnelle, je ne fréquente plus que les rayons BD et société/actualité dans les librairies ! –, intitulé Rescapé du camp 14. C’est le récit d’un garçon né dans le camp de Yodok. Comme pour les enfants nés à Auschwitz, il s’agit d’un cas extrême d’un individu qui n’a connu qu’une seule chose dans sa vie, l’enfer d’un camp. Pour lui, voilà la normalité. Dès lors, je me suis documenté sur la Corée du Nord et j’ai essayé de comprendre comment un enfant pouvait vivre sous ce régime et même y être heureux, car ça doit forcément être possible.
Comment montrer cela ?
A.D. : Il faut abandonner notre point de vue d’occidental pour adopter celui de notre personnage. C’est une façon de jouer un peu avec le lecteur aussi, qui ne peut être dupe qu’on lui présente le point de vue de la propagande du régime, puisque c’est un enfant élevé dans ces principes qui nous raconte son histoire.
Cela passe aussi par le dessin.
A.D. : Effectivement, pas dessiné ainsi, le livre serait insupportable. Un peu comme The Grocery [les personnages qui s’y entretuent sont des sortes de peluches]. C’est pour cela que j’ai proposé le projet à Mélanie, car je trouve qu’elle parvient à dessiner des personnages très mignons mais qui dégagent parfois une vraie force voire une certaine méchanceté.
Mélanie Allag : Je viens de l’illustration jeunesse et je n’ai pas du tout eu besoin de modifier mon dessin pour cette première bande dessinée. Le début est assez cartoon et évolue vers quelque chose d’un peu plus réaliste au fil des pages, à mesure que notre héros grandit. Pour la première partie, je me suis notamment inspiré de petits livres illustrés chinois dont je possède une collection. Il y en a même qui sont assez proches des aventures de Soldat Weng que nous avons inventées.
A.D. : Ce personnage de BD est l’autre super-héros de notre petit garçon, avec Kim Jong-il. Un peu comme le Sergent Rock le fut pour les petits Américains. C’est la seule chose que nous avons inventée de toutes pièces dans l’album. Tout le reste est issu de divers témoignages, trouvés dans des documentaires et des articles notamment.
Comment avez-vous travaillé tous les deux ?
A.D. : Cette histoire est une fiction dans laquelle j’essaie d’inclure de nombreuses informations sur le pays. Mais je ne veux pas faire un cours d’Histoire, je m’intéresse surtout à la vie des gens. Car je pense que ce sont ces petits détails qui nous parlent le plus, ces minuscules choses du quotidien qui nous aident à comprendre l’état d’esprit des Coréens. Il n’y a pas de révélation sur la Corée du Nord, juste une personnalisation de pleins de parcours différents. Les artifices de la fiction permettent cela : une histoire « embedded » avec les Coréens !
M.A. : C’est une des choses qui m’a séduite immédiatement dans le scénario d’Aurélien. Il m’a ensuite laissé le soin de découper entièrement l’histoire. C’était une première pour moi, et je pense que c’était préférable ainsi, car je pense que j’aurais été mal à l’aise avec un pré-découpage trop précis. Le synopsis contenait beaucoup d’éléments de décors et de détails, mais j’étais vraiment en charge du rythme et de la mise en scène. J’envoyais des blocs de pages et Aurélien me répondait… qu’il ne fallait rien changer !
A.D. : C’était vraiment parfait ! Sauf une chose peut-être : Mélanie avait placé un portrait du dictateur – qu’on trouve dans toutes les maisons – dans… les toilettes ! Ça, ce n’était vraiment pas possible !
Votre héros, Jun Sang, vit des choses terribles, mais garde le sourire presque jusqu’au bout. Ce décalage est par moments perturbant.
A.D. : Oui, il surmonte toute et désamorce toutes les situations à chaque fois. Comme le fait la propagande ! Peu à peu, il y a toutefois des ruptures. Comme lors de la famine, où la vie parfaitement réglée des Nord-Coréens connaît une incertitude. Mais là encore, avec ses yeux d’enfants, il est fasciné devant sa mère qui fait bouillir les nouilles pendant une heure pour qu’elles gonflent davantage… On voit aussi qu’une nouvelle forme de société émerge, avec le marché noir, la quête de nourriture. Une forme d’organisation encore moins juste, mais une forme d’organisation quand même. Avec cette anecdote qui serait comme la colonne vertébrale du livre : Jun Sang veut empêcher un camarade d’attraper un rat pour le manger, car il préfère d’abord le suivre jusqu’à sa cachette à provisions.
M.A. : Jun Sang garde une grande force et une forme de candeur presque jusqu’à la fin, son innocence ne s’effrite que lentement. C’est très plaisant pour un auteur de pouvoir faire grandir un personnage ainsi, de faire évoluer aussi un peu le style de dessin – même si le fait d’avoir travailler près de 3 ans sur le livre, entre divers travaux de commande, joue dans l’évolution du trait.
A.D. : Ci-dessous, voilà une page qui montre bien le décalage que nous avons introduit dans la représentation des événements, qui sont toujours décrits par les yeux de Jun Sang, qui demeure un enfant. C’est une de mes scènes préférées, car si on arrive encore à faire rire le lecteur, c’est qu’on a gagné.
Passer des couleurs vives à un noir et blanc très gris au moment de l’arrivée dans le camp, n’est-ce pas trop caricatural ?
M.A. : On s’est longtemps posé la question, car on ne voulait pas trop en faire, en rajouter dans l’horreur. Les couleurs et l’ambiance cartoon de la première partie sont inspirées des images de la propagande et aussi de l’architecture des villes, qui ont souvent des façades aux couleurs pastels, vert, rose, comme des bâtiments de carton-pâte. On avait pensé conserver un fil conducteur avec l’utilisation de la couleur rouge ici ou là, mais finalement, le noir et blanc fonctionnait. On a aussi imaginé réintroduire la couleur dès la sortie du camp, mais on a abandonné l’idée car cette libération n’est pas suivie d’un passage plus gai…
A.D. : La sortie du camp puis la fuite vers la Chine est peut-être même pire que la vie dans le camp. Car une fois passé la frontière, face aux Chinois, les fugitifs portent sur eux le fait d’être Nord-Coréens, comme une faute. Il faut alors se débrouiller pour sauver sa peau, et montrer que ce sont les actes qui comptent et non l’origine. Par ailleurs, j’ai lu plusieurs témoignages de Nord-Coréens passés au Sud ou en Chine qui étaient devenus dépressifs, car l’absence du cadre ultra strict qu’ils avaient toujours connu les déstabilisaient. Les premières années de notre vie nous façonnent durablement, c’est difficile d’aller contre.
Êtes-vous néanmoins optimiste quant au futur de ce pays et de ses habitants ?
A.D. : On se demande souvent, mais pourquoi ne se rebellent-ils pas ? C’est facile à dire pour nous, mais malgré les famines, les restrictions, les arrestations, les exécutions, il reste toujours des règles de vie en société et l’organisation, rassurante, perdure. Sans pousser trop loin la comparaison, on pourrait dire qu’en Europe aussi, on pourrait se révolter contre nombre de décisions politiques qui réduisent nos libertés… Toutefois, j’ai l’intime conviction qu’avec le développement des nouvelles technologies, des portes vont s’entrouvrir. Ce sont des bombes en puissance ! Il suffit d’être à la frontière avec deux téléphone 3G et la frontière n’existe plus, c’est incontrôlable.
Propos recueillis par Benjamin Roure
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L’Anniversaire de Kim Jong-il,
Par Aurélien Ducoudray et Mélanie Allag.
Delcourt, 17,95 €, août 2016.
Photos : Aurélien Ducoudray par @FLORIAN_BELMONTE_A ; Mélanie Allag par @GUILLAUME_BAPTISTE
Images © Éditions Delcourt,
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