Craig Thompson, artiste sans attaches mais pas sans racines
Célébré en France pour son roman graphique culte Blankets et sa fresque audacieuse Habibi, l’Américain Craig Thompson n’est guère apprécié ni lu dans son pays. C’est ce qu’il a confié à BoDoï lors de sa venue en France pour la promotion de sa nouvelle bande dessinée, Ginseng roots. Un album entre documentaire sur la culture du ginseng, portrait de la classe ouvrière et agricole dont il est issu, et chronique autobiographique. Il y parle ainsi autant de géopolitique que de la maladie des mains contre laquelle il lutte, dans un style graphique toujours aussi délié, que des touches de rouge viennent pour la première fois illuminer. Craig Thompson revient sur la genèse de son projet, son rapport à sa carrière, sa famille et à son pays, les États-Unis.
Pourquoi avoir choisi le ginseng comme point d’entrée de votre nouvelle BD ?
Je voulais parler de végétaux, dans un contexte de crise environnementale. Et puis il s’est avéré que la plante avec laquelle j’avais le plus de connexion, et dont je pouvais parler le plus légitimement était le ginseng puisque, pendant mon enfance, j’aidais mes parents dans les champs. L’État du Wisconsin, où j’ai grandi, est l’un des principaux exportateurs mondiaux de cette plante d’origine chinoise : le ginseng me semblait le point d’entrée idéal pour évoquer de nombreuses choses. Cela croisait à la fois mes souvenirs et les questions géopolitiques des relations commerciales entre les États-Unis et la Chine. Et puis il y avait toute la thématique de la médecine holistique liée à la plante, des questions de culture intensive, ainsi que le portrait de cette classe de travailleurs, de fermiers, dont je suis issu.
Votre enfance semble avoir été assez dure.
Ce n’était pas la part la plus difficile de mon enfance, effectivement. Ce monde de la classe ouvrière paysanne est rude et les conditions difficiles, mais j’ai été plus affecté par l’éducation religieuse, très fondamentaliste, qui me mettait en marge de la société. Toutefois, l’été, pendant les vacances, nous étions contents de sortir et de travailler dans les champs. On gagnait quelques sous que nous dépensions dans l’achat de comics. Et surtout pas dans les jeux vidéo ou les équipements sportifs ! Je ne pense pas que je serais un dessinateur aujourd’hui, si je n’avais travaillé dans les champs de ginseng !
Vous êtes critique envers les États-Unis. Ginseng roots y a-t-il eu un bon accueil ?
Ce livre n’est pas encore sorti aux États-Unis, sa parution y prévue en avril 2025. Donc je ne sais pas encore ! Mes autres BD ont fait l’objet de vives critiques. Pour Habibi, cela a été compliqué. Et je pense que cela a nui à ma carrière car cette BD a été mal interprétée. On m’a accusé d’appropriation culturelle, on m’a dit qu’en tant que « blanc » je n’étais pas autorisé à parler de la culture arabe d’un point de vue de personnages arabes. Lorsque j’ai écrit ce livre, je l’ai fait par amour pour la culture arabe et l’art arabo-musulman. Mais cela a été mal compris. Et bien sûr j’ai aussi été attaqué par la droite : pour eux, Blankets était un livre anti-religieux, anti-chrétien ; pour Habibi, tous m’ont accusé de pornographie… Oui, pour mes détracteurs américains, je suis un auteur pornographique ! C’est très différent en Europe, heureusement. J’aurais dû déménager en France il y a quelques années !
Pourtant, vous êtes un auteur à succès, vous avez gagné le prix Eisner en 2004.
Je ne pense pas être un auteur à succès. Je pense même être le contraire. Bien sûr, il y a eu le prix Eisner pour Blankets en 2004, mais je n’ai pas vraiment rencontré, de nouveau, le succès aux États-Unis. Le marché de la BD est très centré sur la jeunesse et le créneau jeune-adulte. Ce n’est pas vraiment mon public. Beaucoup d’auteurs de romans graphiques aux États-Unis sont dans la gêne car vraiment c’est compliqué de vivre de sa passion. En France, par contre, je vois que je jouis d’une bonne réputation.
Comment avez-vous pensé l’écriture du livre ?
C’est un projet que j’ai en tête depuis longtemps, treize ans peut-être, avant même Habibi. Au début, je ne voulais pas trop parler de ma famille. Je voulais vraiment être focus sur la partie documentaire à 90%. C’est une histoire d’immigration, de main-d’œuvre utilisée par les États-Unis, d’une agriculture intensive et polluante, etc. Et puis, au fil de la création, on est arrivé à un 50/50. Il y a eu aussi une volonté d’alléger le propos documentaire. Je pense que, sans les passages intimistes, le livre aurait été plus indigeste. C’est un équilibre. Tout commence déjà avec mes souvenirs, puis je les compare avec ceux de mes proches, ici mon frère et ma sœur, et puis j’effectue des recherches, assez nombreuses, pendant plusieurs années, parfois sans rien dessiner. C’est clairement une phase de procrastination et de recherches en même temps. Et puis, à un moment, je me pose à une table, et je dessine. Ginseng roots est un livre que j’ai créé sans avoir de domicile fixe. J’ai quitté mon domicile à Los Angeles au début de l’année 2017. J’ai bougé deux à trois fois par an depuis. J’étais à Minneapolis, chez mon frère, attablé dans sa cuisine, quand j’ai débuté le storyboard de Ginseng roots. Je ne reste jamais très longtemps au même endroit, le maximum fut trois ans, mais généralement je change très souvent. Pas de maison, pas d’attache.
Ginger roots est-il le récit d’un transfuge de classe ?
En quelque sorte. Je viens d’une classe sociale d’ouvriers agricoles, très imprégnée de culture religieuse, les seules personnes lettrées que je connaissais avant de quitter mon État étaient les religieux. Du coup, c’est vrai que maintenant il est difficile de me sentir appartenir à un monde précis. Je n’ai cependant pas l’impression d’être un traître à mes origines : je ne m’en veux pas de m’être extrait d’un monde masculiniste et religieux où j’étais considéré comme un garçon maigrelet, hors norme. Tous les garçons à l’école étaient athlétiques, etc. Je suis content d’avoir pu réaliser mon rêve car l’horizon social, là où je suis, est plutôt limité. Par contre, j’ai ce syndrome de l’imposteur dans le monde du dessin car je n’ai jamais eu de cursus académique formel. Et puis, je n’ai pas l’impression d’être toujours l’adulte qu’on attend que je sois.
Et que pense votre famille de la place importante que vous lui accordez ?
Comme ma famille est très présente dans le livre, j’ai demandé leur consentement en leur montrant les chapitres dans lesquels ils étaient représentés. Bien sûr, il y a des moments qui ne sont pas flatteurs pour eux, mais ils ont approuvé l’ensemble. J’ai aussi donné un rôle plus central à ma sœur car, dans Blankets, je n’en parlais presque pas. Pour Ginseng roots, la collaboration avec elle a été plus importante. C’est elle qui a les meilleurs souvenirs de l’enfance de nous tous. Quant à mon frère, il est habitué à être présent dans mes livres : dans Blankets j’évoque son mariage, dans Ginseng roots son divorce … et actuellement il vient de se remarier ! Si j’avais pris un peu plus de temps pour Ginseng roots j’aurais peut-être parlé de son second mariage !
Vous évoquez également un sujet très intime, vos problèmes de santé.
J’ai effectivement une affection qui touche mes mains. Et c’est peut-être la part la plus compliquée de mon voyage actuellement. J’ai déjà subi une intervention chirurgicale de ma main gauche, qui n’est pas celle avec laquelle je dessine, elle m’a donc servi de cobaye. En plus, elle était plus touchée que la main droite. Les conséquences sont plutôt positives. Je vais probablement me faire opérer de l’autre main dans six mois.
Et votre voyage en Chine ? Aux origines du ginseng …
J’ai fait deux voyages en Chine. Le premier en 2011 était surtout des vacances, même si j’ai effectué quelques recherches. J’ai la chance d’avoir un ami qui vit là-bas avec lequel j’ai pu découvrir le pays autrement qu’en simple touriste. Lors du second en 2017, j’ai vraiment approfondi mes recherches en compagnie de mon frère. On a été dans des régions peu fréquentées par les touristes, là où se trouvent de vastes plantations de ginseng, à la limite de la frontière nord-coréenne.
Comment définissez-vous votre style graphique ?
Mon style se définit essentiellement par l’usage du pinceau, de celui qu’on utilise pour l’aquarelle. C’est de cette école dont je suis issu : Edmond Baudoin, Frederick Peeters, Will Eisner… Je n’utilise pas de crayons ou de tablettes graphiques. Pour moi c’est vraiment important cet usage du pinceau. Ce livre est vraiment différent car j’introduis le rouge – en plus du noir. J’ai regardé quelques impressions asiatiques anciennes pour m’inspirer de l’usage de cette couleur, comme par exemple, le Japonais Hokusai. Parfois, j’aimerais être plus simple dans mon trait, un peu comme Sempé vous voyez, j’aurais aimé être plus minimaliste, mais ce n’est pas le cas ! Je mets beaucoup de détails ! Je me dis que mes BD se lisent deux fois, une fois pour l’histoire, assez rapidement, une fois pour les détails, pour s’attarder sur une planche. C’est parfois intéressant de se perdre dans des détails, ça permet une meilleure immersion.
Les Américains viennent d’élire leur président. Vous sentez-vous concerné par cette élection ?
Oui, certainement. Il y a quelques mois, je vous aurais dit que le camp de Biden n’avait aucune chance, ce fut un président très impopulaire. Avec la figure de Kamala Harris, le camp démocrate a peut-être plus de chance de gagner. Je suis assez cynique sur la politique américaine. Les deux camps sont soumis au capitalisme mondial, il ne faut pas attendre de gros changements, que ce soit l’un ou l’autre. Je ne suis pas fan du système bipartite américain. Aucun camp, par exemple, ne se soucie vraiment de la cause environnementale. Malgré tout, il y a plus de choses positives dans le parti démocrate, et la politique raciste de Trump est quelque chose d’horrible. Alors bien sûr, Kamala Harris semble un meilleur choix. J’ai toujours voté mais pour moi il manque au moins un troisième parti. Le parti démocrate n’est pas suffisamment progressiste.
Propos recueillis et traduits par Marc Lamonzie
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Ginseng Roots.
Par Craig Thompson.
Casterman, 438 p., 27 , septembre 2024.
Ginseng Roots, CRAIG THOMPSON, © Casterman 2024
Photo, © Tous droits réservés
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