Davodeau et les années de plomb françaises
Étienne Davodeau (Les Mauvaises Gens, Les ignorants) signe, avec le grand reporter à France Inter Benoît Collombat, un documentaire dessiné précis et ambitieux sur un des côtés obscurs de la Ve République : Cher pays de notre enfance. Les années de plomb à la française, l’activisme politico-mafieux du SAC, milice gaulliste, l’assassinat du juge François Renaud… Le dessinateur confirme avec cet album son statut d’auteur majeur de la BD du réel, dans la lignée de l’Américain Joe Sacco. Nous l’avons rencontré lors du dernier festival Quai des bulles, à Saint-Malo.
Comment s’est faite la rencontre avec Benoît Collombat ? Et comment est née l’idée d’un ouvrage sur cette période ?
Nous nous somme rencontrés par l’intermédiaire de La Revue dessinée, qui est cette chouette revue exclusivement dédiée aux reportages, aux documentaires en BD. Lui et moi avons cet intérêt commun pour l’Histoire de la Ve République. Je l’explore dans Les Mauvaises Gens, de façon plus locale et autobiographique. Cher pays de notre enfance balaye cette histoire française de la fin de la Seconde Guerre mondiale au début du premier septennat de Mitterrand. Benoît, quant à lui, maitrise parfaitement la chronologie de cette période dont l’organigramme politique n’a aucun secret pour lui ! Et puis il a déjà publié des ouvrages documentés sur certaines affaires de la Ve République. On a décidé d’un découpage assez précis de notre travail : l’assassinat du juge Renaud ; l’évocation de l’histoire et des actions du SAC (Service d’Action Civique) ; son rôle dans les entreprises et dans la constitution de milices patronales ; enfin, l’affaire Robert Boulin, dont Collombat est, on peut le dire, le spécialiste en France.
On utilise souvent cette appellation « années de plomb », pour l’Allemagne ou l’Italie. Pourquoi aujourd’hui utiliser cette expression pour la France ?
En France, on est passé d’une violence légitime, celle du combat des résistants (parmi lesquels le SAC prend ses origines) à une violence politique illégitime, qui consiste par exemple, en temps de paix, à tuer un juge quand il devient trop gênant. Cette violence d’ailleurs a déjà glissé vers des pratiques contestables lors de la guerre d’Algérie. C’est une violence perpétrée par le SAC en lien profond avec le monde politique. Mais les frontières sont floues et complexes. Le SAC est directement lié au gaullisme, dont il fut le service d’ordre. Quand arrive l’affaire Boulin, on assiste à l’assassinat d’un ministre gaulliste, ce qui peut paraître contradictoire. C’est donc assez différent de l’Allemagne et de l’Italie, de la Fraction Armée Rouge ou des Brigades Rouges, qui sont des mouvements terroristes d’extrême gauche, parfois manipulés. Nous nous intéressons à cette mise en danger de la démocratie, de l’équilibre national, par une pratique d’une violence illégitime en accointance avec le monde politique. Il faut aussi penser qu’en France, ces gens-là craignaient l’arrivée au pouvoir de la gauche. Pour eux, cette alternance était impensable et dans leur esprit, un soupçon d’illégitimité flottait sur ces formations de gauche. La violence a donc aussi émergé en réaction face à cette montée de la gauche. La formation de milices patronales par le SAC, pour mater les manifestations ouvrières ou les manifestations syndicales en est le symbole. Au final, c’est pendant la présidence de Mitterrand, après la tuerie d’Auriol, que le SAC va être dissout.
De Gaulle est directement ciblé, dès la couverture.
C’est une interrogation qui nous a occupés pendant toute la rédaction de l’ouvrage. Quel est réellement la place de De Gaulle ? Quel est son rôle dans le glissement des activités du SAC ? Benoît Collombat voulait une couverture représentant un portrait officiel brisé, pour signifier les failles de la République. J’ai repris l’idée de contraste entre la République officielle, en dessinant De Gaulle dans sa photo de président, et l’idée de failles, en éclaboussant ce portait en noir et blanc de taches de sang, et en donnant au général un petit regard fuyant, comme s’il ne voulait pas voir cette violence. La difficulté venait aussi du droit à représenter un président dans son portrait officiel. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ces portraits officiels ne sont pas libres de droit. Il nous a même fallu l’autorisation des services de communication de l’Élysée.
Vous considérez-vous comme un auteur d’une bande dessinée ambitieuse et exigeante ?
Je ne me définis pas comme un auteur exigeant. Je n’exige rien de mes lecteurs ! Je soigne le rythme de mes récits, je fais tout pour qu’on puisse rentrer aisément dans mes livres. J’ai un lectorat qui n’est pas forcément un grand connaisseur de la bande dessinée, et j’aime bien cette idée. La bande dessinée, grâce à sa légèreté, sa discrétion technique, est un vecteur idéal pour recueillir et transmettre une parole. Certains témoins ont accepté de parler parce qu’il s’agissait d’un livre de bande dessinée, et non d’un film. C’est le cas d’Edmond Vidal, dont le témoignage était important, car il confirme le financement de la campagne du parti gaulliste avec l’argent du hold-up de Strasbourg. Au début de notre enquête, Edmond Vidal a accepté, puis refusé de nous rencontrer car sa famille y est opposée. Il a accepté cet été, in extremis, de nous voir à Lyon. Le dessin permet plus de liberté. Certains témoins ne voulaient pas être représentés tels qu’ils sont actuellement. On a donc changé les traits, c’est le cas de cette femme qui veut être dessinée comme elle était « à l’époque ». On ne perd pas le visuel du témoignage, comme c’est le cas en vidéo lorsque l’on « floute » l’image ou la voix. Le dessin revendique sa réinterprétation. Toute image est une création intellectuelle, engendrée à partir d’un point de vue, avec des intentions, mais l’image dessinée le clame haut et fort, en permanence. Cette honnêteté, c’est sa force.
On peut dire que vous êtes un auteur engagé.
Je fais de la bande dessinée documentaire. Je m’intéresse aux militants, mais je n’en suis pas un. Je ne mets pas mon art au service d’une cause. Mes livres, Rural !, Les Mauvaises Gens, Un homme est mort, Les Ignorants… évoquent des gens qui luttent, qui militent ; forcément mes choix ont un sens, politique peut-être, mais je refuse le terme d’auteur « engagé ». Je ne suis « engagé » par personne. Avec mes livres, j’ai simplement le pouvoir de m’adresser à quelques dizaines de milliers de personnes. Et je choisis de donner la parole à des individus dont je pense qu’il ne l’ont pas assez. Certains disent que je fais un travail de sociologue ou d’historien. J’utilise ces méthodes et ces techniques de manière empirique. Mon outil, c’est le dessin. Je raconte une histoire avant tout. Je cherche l’efficacité, la lisibilité, la rapidité.
Vous choisissez souvent de vous dessiner.
Je n’aime pas beaucoup ça, mais depuis Rural ! , en 2001, je ne sais pas faire ces livres-là différemment. Je m’en sers aussi pour renforcer mon statut d’observateur, faussement naïf. Je me dessine aussi pour ça. Cela me permet de casser aussi le rythme, et de montrer les coulisses du livre en cours : lorsque je chasse une guêpe, lorsqu’on cherche à joindre désespérément Charles Pasqua… On introduit un peu de légèreté dans une histoire lourde. Et, en se dessinant, on revendique son point de vue, sa subjectivité. On doit cette idée de se mettre en scène à Joe Sacco, qui est un repère important dans la bande dessinée documentaire.
Est-ce encore dangereux de remuer ce passé sulfureux de la République ?
Non ! Yves Boisset – dont nous évoquons le tournage du film Le Juge Fayard dit le shériff, qui s’inspire de l’affaire Renaud –, lui, a été courageux. Se pencher sur cette affaire aussi tôt était risqué [le film est sorti en 1977, deux ans après l’assassinat du juge Renaud], d’autant plus que Boisset a mené une véritable enquête pour documenter son film et a reçu de réelles menaces. Aujourd’hui, je remarque juste que l’ombre de cette période est toujours très présente. Nous vivons encore avec une classe politique dont certains membres ont été formés par ces gens-là ; et quand on entend, encore récemment, Jérôme Lavrilleux, impliqué dans l’affaire Bygmalion et mis en danger par ses révélations, dire « je n’aimerais pas apprendre à nager dans vingt centimètres d’eau comme Robert Boulin », on comprend que, en 2015, les secrets de la Ve République travaillent encore nos politiques.
Propos recueillis par Marc Lamonzie
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Cher pays de notre enfance.
Par Étienne Davodeau et Benoît Collombat
Futuropolis, 24 €, le 8 octobre 2015.
Images © <davodeau/Collombat – Futuropolis 2015
Photo © BoDoï
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