Désirée et Alain Frappier : « Le réel est porteur d’imaginaire »
Dans Le Temps des humbles, sorti en juin 2020, Désirée et Alain Frappier racontent les trois années de l’Unité populaire (UP), de 1970 à 1973, quand Salvador Allende était président du Chili. Ils décrivent cette expérience socialiste inédite du point de vue de Soledad, une jeune fille d’un milieu défavorisé. Et rendent compte avec précision de cette période passionnante de l’histoire chilienne, jusqu’au coup d’État d’Augusto Pinochet. Ils sont revenus pour BoDoï sur leur rencontre avec Soledad et leur façon de travailler.
Le premier tome de votre saga, Là où se termine la terre, racontait la jeunesse chilienne de Pedro Atías, militant révolutionnaire né dans un milieu aisé et cultivé, forcé de s’exiler sous la dictature de Pinochet. Pourquoi n’avoir pas continué votre histoire avec lui ?
Désirée Frappier : Nous avons rencontré Pedro à la sortie de La Vie sans mode d’emploi, qu’il avait lu et dans lequel il s’était beaucoup retrouvé. Nous avons vite compris qu’il voulait qu’on raconte son histoire, qu’on reconstruise ce que le coup d’État lui avait arraché.
Alain Frappier : Le premier tome devait aller jusqu’au coup d’État et intégrer l’Unité populaire (UP).
D. F. : Reconstituer le contexte dans lequel se déroulaient ses souvenirs d’enfance et de jeunesse nous a pris beaucoup de temps, c’était un travail énorme. Indispensable aussi, pour comprendre l’élection de Salvador Allende. On est arrivés à la page 230, on avait une deadline et on ne pouvait pas raconter l’UP en trois pages. On a donc construit une fin pour Pedro. C’est très important pour moi de finir un livre, je préfère les constructions narratives avec un début, un milieu et une fin. Il était très ému : Là où se termine la terre est une sorte de passeport pour lui, il peut dire « Voilà qui j’ai été ». Mais nous confier son histoire l’avait replongé dans des souvenirs douloureux. Il n’avait pas la force de remonter cette colline, pour continuer sur le deuxième tome.
A. F. : Après coup, on s’est dit que ce n’était pas plus mal. La mémoire d’une femme des classes populaires, comme Soledad, est plus appropriée pour raconter l’expérience de l’Unité populaire : elle avait des enfants, des préoccupations matérielles, c’était plus concret.
Soledad Lopez Marambio est l’héroïne du Temps des humbles. Dans le prologue, vous racontez avoir mis du temps à trouver ce deuxième personnage. Comment l’expliquez-vous ?
D. F. : D’abord, il y avait un deuil à faire de Pedro. Et puis, on parle rarement d’imaginaire quand on raconte le réel, mais je trouve au contraire que le réel est porteur d’imaginaire. Nous avions donc besoin de trouver quelqu’un qui puisse nous raconter plein de détails. Nous avons rencontré des dizaines et des dizaines de personnes au vécu extraordinaire, mais il y avait le problème de la langue. Nous avons besoin de pouvoir échanger sur des émotions, des subtilités. Et certaines mémoires sont esquintées…
A. F. : Quand nous sommes allés au Chili la deuxième fois, et que nous demandions « Comment avez-vous vécu l’UP ? », nous avons obtenu très peu de détails. La dictature a imposé le silence sur les victimes. Ils ont réussi à les persuader qu’elles étaient responsables de leur sort. Mais quand nous avons rencontré Soledad, ça a été magique…
D. F. : Elle a vécu une belle histoire d’amour [avec Ricardo, son mari, NDLR], qui dure exactement le même temps que l’histoire d’amour du peuple avec Allende. Soledad a une mémoire très vivante. Elle est en procès depuis dix ans pour Ricardo, elle passe son temps à retourner dans des lieux où on lui demande de raconter ce qu’il s’est passé. Elle n’a rien obtenu au niveau juridique, parler de Ricardo est une manière d’obtenir justice pour ses enfants, ses petits-enfants…
Comment avez-vous travaillé avec Soledad ?
D. F. : Je l’ai vue trois fois pendant la conception du récit. Quand nous avions terminé 100 pages, j’allais en Belgique pour qu’elle puisse faire une relecture. J’étais accueillie chez Maria-Isabel et Jorge Magasich. Lui est historien et a partagé sa documentation impressionnante avec nous. Maria-Isabel nous avait présenté Soldedad ; tous deux effectuaient aussi des relectures. Soledad a très peu corrigé, mais le fait de voir son récit mis en image faisait remonter d’autres souvenirs de sa mémoire.
A. F. : Elle a été d’une grande aide pour représenter certains lieux, notamment le « campamento » où elle vivait. Nous les imaginions comme des bidonvilles, mais ces occupations illégales de terrain étaient des opérations politiques, encadrées par des organisations. Tout était rangé, aligné, il y avait un endroit pour chaque chose. J’ai demandé des détails à Soledad, et deux heures plus tard elle nous avait envoyé un schéma précis de l’organisation.
Comment avez-vous choisi les événements que vous racontez ?
D. F. : Alain a fabriqué une chronologie ultra précise, sur deux carnets qui se déplient. Pour notre deuxième voyage au Chili, nous sommes partis avec. Chaque page correspond à un mois, et Alain a ajouté des petits dessins pour représenter les événements.
A.F. : La plupart des événements ont des références bibliographiques. Nous ne pouvons pas tout mettre dans le livre, mais la frise est un outil pratique.
D. F. : Je questionnais Soledad mois par mois, à partir de cette frise. Les faits historiques éveillaient sa mémoire. Nous avons laissé tomber tout un pan de l’histoire de l’UP, qu’elle n’avait pas vécue, sur la réforme agraire par exemple. La grande histoire ne doit pas prendre le dessus sur Soledad, mais elle apporte de la compréhension au récit.
De quoi vous inspirez-vous pour dessiner les décors, les personnages ?
D. F. : Aller sur place est essentiel, autant pour les images que pour le texte – nous sommes allés au Chili en 2016 puis en 2018.
A. F. : On fait beaucoup d’enquête, c’est au moins la moitié de notre travail. Désirée consulte la presse de l’époque. Moi, ce sont les films, les documents visuels… Je travaille aussi à partir de photos prises pendant nos séjours, ou appartenant à nos protagonistes.
D. F. : Il y a La Bataille du Chili de Patrizio Guzmán [sorti en 1973 et réalisé neuf mois avant le coup d’État, NDLR], qui est incontournable.
Comment construisez-vous vos récits ?
A. F. : Il y a une image ou deux que j’avais absolument envie de faire, mais sinon je pars toujours du texte. Désirée écrit une page avec des indications, j’imprime et je fais le découpage. Ce n’est pas toujours contraignant : une page peut finir en quatre planches.
D. F. : On fait beaucoup d’aller-retours, je réécris environ trois fois sur ce qu’Alain a dessiné. J’ai beaucoup plus de facilité avec la scénarisation qu’avec l’écriture en soi. L’écriture de la BD est difficile, c’est très haché, cela demande une grande concision. Je peux passer des heures sur une bulle… Pour que ça ait l’air très simple à la fin. J’ai toujours entre 4 et 10 pages d’avance sur Alain, jamais plus car si on doit modifier, c’est un mois de travail.
Le récit du Temps des humbles, très dense, est parfois entrecoupé de moments suspendus…
A. F. : Ce sont des pauses conscientes. Mon expérience de graphiste m’a appris à m’effacer derrière le message à faire passer. Les moments de tension demandent de petites images, ça grouille, les bulles doivent se chevaucher. Et parfois j’organise la page différemment. On aime bien varier les rythmes de lecture. Pour le début de Là où se termine la terre, j’ai sans doute été influencé par le début de L’Enfance d’Alan, d’Emmanuel Guibert, que je venais de lire. J’aime beaucoup le travail de Frans Masereel, ou de l’auteur de BD chinois He Youzhi, qui conseillait de toujours laisser un coin de la vignette vide. J’essaye de faire ça.
Sur quoi portera la suite ?
A. F. : Nous nous inspirons de la thèse de l’historien Jorge Magasich, Les Marins qui ont dit non.
D. F. : Ce sont des marins qui ont dit non au coup d’État, et qui sont allés en prison, ont été torturés. Leur histoire est très peu connue. Nous en avons déjà rencontré cinq. Cette fois, nous allons sans doute travailler sur un groupe. Il va falloir faire un arbre généalogique, et une frise chronologique adaptée. Ce sera un récit très différent, plutôt sous forme de roman policier.
Votre histoire chilienne s’inscrit dans une actualité mouvementée…
A. F. : Nous avons réalisé Le Temps des humbles en ayant en bruit de fond les manifestations des Gilets jaunes, et puis en octobre 2019 cette révolte incroyable au Chili. En dessinant Allende, je voyais des jeunes manifester avec des pancartes à son effigie. Les chansons citées dans notre livre, nous les entendions. Tout ce qu’on était en train de montrer, c’est toujours là.
D. F. : Pedro nous avait dit que rien ne bougerait au Chili, mais il y a eu 1,8 million de personnes dans la rue, soit 10% de la population. Ils ont voté pour changer la Constitution, c’était toujours celle de Pinochet… Il y a énormément de très jeunes prisonniers politiques, qui sont torturés. Les gens qui nous ont aidés à faire ces ouvrages sont impliqués dans le combat.
A.F. : Il y a toujours des gens prêts à se rebeller, construire des choses, et c’est ce qu’on voulait montrer en racontant l’Unité populaire.
D. F : On voulait faire un bouquin optimiste !
Propos recueillis par Mathilde Loire
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Le Temps des humbles
Par Alain et Désirée Frappier.
Steinkis, 25 €, juin 2020.
Images © Frappier/Steikis – Photo © Mathilde Loire
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