Didier Kassaï, la Centrafrique au cœur
Illustrateur, caricaturiste et aquarelliste, Didier Kassaï, 41 ans, raconte dans Tempête sur Bangui la crise et des violences qu’a vécu son pays, la Centrafrique, dès la fin 2012. Il livre à BoDoï ses sentiments, ses doutes et ses espoirs.
Pourquoi avez-vous ressenti l’envie, le besoin de raconter la récente crise centrafricaine ?
Fin 2012, alors que je travaillais avant pour des ONG installées en Centrafrique, avec mon agence de communication Graphik’art, je me suis retrouvé sans contrats : les rebelles étaient aux portes de Bangui et faisaient fuir particuliers et organisations étrangères présents dans le pays. En 2013, Bangui était pris dans la tempête Séléka qui détruisait tout sur son passage, après la chute du régime de François Bozizé. Pillages, tueries, enlèvements et arrestations arbitraires constituaient le quotidien des habitants de la capitale centrafricaine. La population chrétienne était particulièrement visée par ces violences commises par des rebelles en majorité musulmans. C’était le chaos total. Ma famille également était prise dans ce vent destructeur. Je décide alors de me lancer dans la publication de petites chroniques, d’abord sur Facebook et sur mon blog, dans le but d’informer un public qui n’avait pas forcément les échos des atrocités en cours. Car la couverture de cette crise par les médias étrangers était très maigre. De plus, beaucoup de journalistes sur place donnaient davantage la parole aux généraux Séléka qu’ils rencontraient dans leurs hôtels, et qui leur livraient leur version taillée sur mesure ; ils ignoraient presque ce que vivaient des Banguissois dans les profondeurs des bidonvilles. En racontant mon propre vécu de la crise, j’ai voulu partager aussi la souffrance d’un peuple pris au piège des violences.
Comment êtes-vous entrée en contact avec La Boîte à bulles ?
En mai 2013, j’ai contacté par mail La Boîte à Bulles avec un projet d’album constitué d’éléments publiés en ligne. Et il a été retenu. Toute la collaboration s’est faite par Internet jusqu’à la sortie du bouquin, en octobre 2015, où j’ai enfin pu rencontrer l’éditeur.
Votre trait est inspiré de la ligne claire européenne – en quelque sorte le trait du colonisateur… Comment assumer cet héritage ? Pensez-vous vous en affranchir ?
Je n’aime pas trop faire un lien entre mon travail et la colonisation ou quelque chose qui s’y apparente. Il y a une multitude de dessinateurs et chacun choisit son style pour s’exprimer. Et ça s’appelle du dessin, c’est tout. La référence avec Tintin au Congo me choque parfois, car je ne veux pas que ma création soit assimilée à un style raciste. D’ailleurs, un Noir africain ne pourra jamais être raciste contre lui-même, car nous sommes, ma famille et moi, au cœur de ce récit. Mais puisque j’ai appris à faire de la BD en lisant les albums franco-belges, je suis forcément influencé par certains auteurs occidentaux comme Jano et beaucoup d’autres… Néanmoins, j’essaye de montrer un dessin qui est de moi, un peu différents de mes maîtres.
Votre trait est plaisant à l’œil, parfois presque naïf, les couleurs sont vives, et pourtant les atrocités décrites restent terribles… Pourquoi ce contraste ?
Au départ, j’ai voulu faire une BD en noir et blanc, avec ce style que j’utilise souvent pour mes petites chroniques. Mais une BD en noir et blanc ne reflète pas au mieux l’ambiance dans laquelle se déroule le récit. Voilà pourquoi j’ai choisi la couleur. Et puisque je suis aquarelliste, je ne peux changer la méthode que j’utilise pour mes tableaux de scènes de vie quotidienne qui sont, en quelque sorte, des cartes postales de Centrafrique. D’autre part, je n’ai pas voulu remplir des planches d’atrocités qui choqueraient le lecteur. Dans cette crise, il n’y avait pas que des tueries. C’est tout un mélange de comédies, de folie, et aussi de joie pour les bourreaux… J’ai beaucoup utilisé l’humour, bien entendu en lien avec la réalité du terrain, pour un peu adoucir les chocs et rendre le bouquin lisible.
Pensez-vous pouvoir être un auteur libre en Centrafrique ?
J’ai toujours été libre, mais avant cette guerre, la situation des artistes n’était pas aussi facile qu’on peut l’imaginer. On s’accorde toutefois une certaine liberté quel que soit le contexte dans lequel on travail. Pendant cette crise, j’ai choisi de me faire un peu discret et, surtout éviter de dessiner en public, car ça risquait d’attirer des curieux et des ennuis avec. Dans ces moments de folie, tous les risques étaient possibles, les esprits s’échauffaient très vite et pour une chose aussi banale qu’un petit dessin, ma vie aurait pu être menacée. Être pris pour un « espion », car c’est facile à Bangui de coller des étiquettes injustes sur des gens qu’on déteste ou qu’on peut trouver gênants. Et rapidement, ça tourne au règlement de compte. Aujourd’hui encore, je continue de faire attention et de dessiner dans un endroit sûr, pour éviter des ennuis.
La situation issue des récentes élections vous préoccupe-t-elle ?
La situation est relativement calme depuis la visite du pape François, les élections se sont déroulées dans un calme absolu, mais les résultats suscitent quelques polémiques car beaucoup de candidats se plaignent de fraudes dans le comptage des voies. Cela ne doit pas forcément replonger le pays dans de nouvelles violences, car la population veut en finir avec ce cycle de massacres qui profite à une certaine classe de politiciens tirant volontiers sur les ficelles de la division. D’où la participation massive à ces élections pour la désignation d’un nouveau président et des députés. Quelles que soient les issues des votes, les Centrafricains n’ont qu’un souhait : retrouver la paix afin de reconstruire leur vie et le pays en ruine.
Il serait question d’un Tempête sur Bangui 2… Comment travaillez-vous aujourd’hui dans votre pays ?
Je continue de travailler, comme pendant la guerre, dans un endroit sécurisé. Avec les informations collectées pendant des mois de conflit, je prépare effectivement le tome 2 de la série Tempête sur Bangui. Maintenant que beaucoup de gens me connaissent au pays – car les caméras des télés occidentales ont levé le voile sur mon visage longtemps inconnu –, j’enregistre beaucoup de messages d’encouragement pour des compatriotes qui ont découvert avec enthousiasme le travail que j’ai livré dans des moments particulièrement difficiles. Mais je reste méfiant et très discret, car rien n’est prévisible dans ce pays où les gens cèdent vite aux manipulations.
Propos recueillis par Marc Lamonzie
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Tempête sur Bangui #1.
Par Didier Kassaï.
La Boîte à bulles, 24 €, octobre 2015.
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