Doctor Strange : Fall Sunrise
Parfois le scénario, c’est surfait. Avec Doctor Strange : Fall Sunrise, Tradd Moore (Luther Strode) crédité au texte et au dessin, ne s’est pas trop embarrassé avec ça. On l’imagine avoir consulté vaguement les éditeurs chez Marvel en charge de préserver la cohérence du personnage. Mais clairement Moore ne les a écoutés que d’une oreille. Côté histoire, il assure le service minimum : soit Stephen Strange émergeant sonné, perdu dans des sortes de limbes aux contours flous où tout se brouille, se déploie, se défait comme dans une transe. Que fait-il là ? Comment s’en extraire ? L’exploration en quinze dimensions peut commencer et lui apprendra qu’il a en fait été expédié là par Sophia, une entité cosmique émanation de « Tout ce qui est ». Enceinte, elle a besoin de Dr Strange pour jouer les sage-homme. Mais honnêtement, tout le monde s’en fiche ici.
Dès les premières cases, le projet est clair : Fall Sunrise est d’abord et quasi-exclusivement un exercice de style. Une prouesse graphique pour la beauté du geste. Et le geste, il est beau. Mais alors BEAU en capitales, en gras, en souligné. Difficile de rendre compte du tour de force que représente un tel album, tout à la fois minimaliste et saturé, dépouillé et surchargé, ultra-expressif et abstrait… Le mérite en revient autant à Tradd qu’à une autre Moore, Heather, à la couleur. Entre les mains des deux Moore, ce Doctor Strange devient un chaudron magique pop bouillonnant dans lequel ils touillent, condensent, font exploser plusieurs siècles d’histoire de l’art, de Bosch à Keith Haring en passant par Escher ou Dali.
Il y a une logique à ce que leur dévolu se soit porté sur Strange, entre tous les titres Marvel à leur disposition. Création d’un dessinateur de génie, Steve Ditko, qui ne tarda pas à s’associer à Stan Lee, le Maître des Arts Mystiques a toujours fait de l’œil aux amateurs de graphisme débridé. Imaginé en 1963, psychédélique avant l’heure, adopté par les fumeurs de ganja et les gobeurs d’acide, il a toujours été le plus barré des héros de l’éditeur et celui autorisant les explorations formelles les plus avant-gardistes.
Et comme en plus, cette histoire place le récit à la croisée d’un autre recoin foufou de la galaxie Marvel, son recoin cosmique, véritable café philo où l’on parle vie, mort, temps, destin, en compagnie de Galactus, du Surfeur d’argent ou d’Entity, Moore a d’autant plus les coudées franches pour pousser le délire très très loin. Fall Sunrise est un poème métaphysique baroque aussi assommant que sidérant de beauté, un délirium tremens de 130 pages tourbillonnant, épuisant, revigorant, épique qui se fixe un étonnant point de mire esthétique, le film Excalibur de John Boorman auquel il pique le motif du crépuscule rougeoyant.
Marvel avait déjà testé l’artiste sur Silver Surfer : Black, écrit par Donny Cates, dans cette veine. On ne peut que se réjouir que la multinationale lui confie sa propre mini-série et laisse ainsi se développer dans les interstices d’une production largement industrialisée, de telles oasis de pure création. De la BD d’auteur, mais plus rare encore de la BD d’auteur visuel. Après tout, ce n’est pas nouveau. On a longtemps résumé Marvel à Stan Lee, mais on sait ce que la Maison des Idées dût dans les années 60 à ses dessinateurs. On n’a pas tous vécu en live le séisme séminal infligé aux comics à l’époque par Steve Ditko et Jack Kirby. Mais grâce à Tradd et Heather Moore on peut mine de rien en sentir, 60 ans plus tard, les répliques. Et elles sont au moins à 9 sur l’échelle de Richter.
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Attention, gros morceau artistique ! Le dessinateur Tradd Moore, sa femme coloriste Heather, son style ultra psychédélique, au service du Sorcier Suprême ? Il y a comme une évidence là dedans, mais l’artiste est seul scénariste là dessus.
Peut-il se transcender lui-même via une écriture aussi trépidante et profonde ?
Pas vraiment, en fait on a plutôt l’impression que l’histoire s’écrit uniquement via ses dessins, la forme et le fond ne faisant qu’un… et derrière il n’y a qu’un classique pitch où Stephen débarque dans un autre monde dangereux pour aider des personnes, en tant que héros et aussi en temps que médecin.Au delà de ça, on a droit à une expérience visuelle monstrueuse, qui déverse littéralement des tonnes d’organismes sur des pages et des pages (4 numéros seulement), où les concepts fondamentaux de notre univers sont quasi absents. C’est ultra ésotérique, c’est souvent angoissant, c’est aussi hallucinant qu’halluciné, on dirait du Winsor McCay mélangé à Mike Mignola et vu à travers une lampe à lave…
Il y a un tel paquet de références là dedans qu’il est peut-être impossible de toutes les lister exhaustivementInconfortable pour certains lecteurs (ou spectateurs), qui sont trop habitués à des récits où tout doit être structuré selon des codes, y compris quand il s’agit de faire exister des personnages précis, ou de créer du sentiment.
Pas de ça ici, mais on ne pourra pas nier qu’il y a du gros boulot accompli (des années de travail, et merci à Panini Comics de l’avoir édité seulement en version Prestige).
Alors la façon la plus satisfaisante d’appréhender ce bouquin, formidable anomalie au sein des comics Marvel, et totalement inadaptable en action réelle…
C’est en se mettant soi-même dans les pas de Strange, en se laissant porter et en Ressentant tout ce qui s’y passe. Vous n’allez pas tout comprendre, mais vous en aurez une petite idée, vous l’aurez sur le bout des lèvres, peut-être jusqu’à la fin de votre vie.
Soyez vivant, n’ayez pas (trop) peur.
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