Eiji Otsuka et le manga engagé
C’est un presque sexagénaire érudit, malicieux et qui n’a pas la langue dans sa poche. Eiji Otsuka, célèbre scénariste (MPD Psycho, Kurosagi – livraison de cadavres,…), écrivain et théoricien du manga ainsi que de la culture otaku, était présent à Japan Expo 2015. À partir de cet automne et durant l’année prochaine, deux de ses oeuvres les plus personnelles paraîtront en français : Unlucky Young Men (dessiné par Kamui Fujiwara) chez Ki-oon, puis Mishima Boys – Coup d’État (dessiné par Seira Nishikawa) chez Akata. Ce diptyque politique, social et engagé, ancré dans le Japon des années 1960 et 1970, appartient à un projet plus global consistant à porter un certain regard sur l’Histoire contemporaine, décennie par décennie. Nous avons rencontré l’auteur à cette occasion, accompagné de ses éditeurs Ahmed Agne et Dominique Véret.
Requiem pour une contre-culture
Vous rappelez-vous de votre premier contact avec un manga ? Qu’avez-vous ressenti ?
Lorsque j’avais 4 ans, je suis tombé par hasard sur un manga d’Osamu Tezuka. Mon père me portait sur son dos, dans une librairie, et j’ai tendu la main pour attraper ce livre qui m’attirait fortement. Il s’agissait d’Astro Boy. À l’époque, je ne savais pas encore lire et je ne faisais que regarder les images, mais je me rappelle encore de cette étrange attraction.
Par la suite, comment avez-vous évolué en tant que lecteur ?
C’était l’époque, au Japon, où les magazines hebdomadaires commençaient à paraître, et j’ai commencé à lire des mangas dans ces revues. Je m’intéressais avant tout aux titres de Tezuka ou de la même veine. Puis, lorsque je suis devenu adolescent, le genre shôjo m’est apparu et je me suis particulièrement plongé dans les œuvres de Moto Hagio (Le Cœur de Thomas). C’est une auteure qui parvenait très bien à s’adresser aux collégiens d’environ une dizaine d’années. À cet âge-là, on commençait à s’intéresser à la littérature, et lire les mangas de Moto Hagio allait de pair avec ce gain de maturité.
Pour vous, quelle est la différence entre les jeunes lecteurs de l’époque et ceux d’aujourd’hui ?
À l’époque, on ne s’intéressait pas seulement au manga mais aussi au cinéma, par exemple, ou aux livres de science-fiction et de fantasy. Même à la télévision, on ne s’intéressait pas qu’à l’animation mais aussi aux séries américaines. Le manga était un intérêt parmi les autres. La plus nette différence, de nos jours, est que les lecteurs de manga ne lisent principalement que cela, ou ne regardent que des anime.
Je suis fasciné par la différence entre le manga shônen de votre époque et celui d’aujourd’hui. Pourquoi existait-t-il, dans les magazines de cette période, des œuvres à la fois populaires, sociales et engagées, alors que les années 1980 ont fait lourdement basculer le shônen vers le divertissement pur ?
Je suis d’accord avec vous. Depuis les années 1970 jusqu’à maintenant, il y a eu un vrai changement. À cette période, on trouvait beaucoup de mangas engagés, politiques, sociaux et les auteurs abordaient des thématiques très personnelles. Je me rappelle que je lisais ces titres quand j’étais en 6e année de primaire, par exemple. Il faut comprendre que ces mangas étaient plutôt orientés vers les étudiants d’université et consorts, mais comme cela s’appelait du “shônen manga”, les jeunes d’une dizaine d’années en lisaient aussi. C’était de la contre-culture. Avec le virage plus commercial des mangas actuels, on constate clairement que cette contre-culture est en train de diminuer au Japon.
Le cas de Tatsuhiko Yamagami n’est-il pas emblématique ? Il a publié un titre hautement contestataire au début des années 1970 dans Shônen Magazine, Les Vents de la colère, que Dominique Véret a d’ailleurs édité en version française, puis s’est visiblement dirigé vers la comédie pour le restant de la carrière !
Les Vents de la colère représente vraiment le shônen des années 70, pour moi ! Il est vrai que les œuvres qu’il a sorties après sont assez comiques, mais je trouve qu’elles comportent toujours des éléments de critique sociale. Par contre, le fait de critiquer la société par le biais de l’humour commence à disparaître dans le manga actuel. C’est aussi pour cette raison que, suite à l’attentat contre Charlie Hebdo, peu de mangakas se sont sentis concernés car ils ne dessinent plus de caricatures. En allant au Festival d’Angoulême cette année, je me suis rendu compte que les auteurs de bande dessinée avaient le sentiment de faire partie de la même profession, de la même famille, d’être dans le même bateau que les gens de Charlie Hebdo. Au Japon, personne n’a pensé comme ça. Si beaucoup de choses fonctionnent bien dans le manga actuel, au Japon, quelque chose a disparu selon moi et c’est ce côté politisé. Je trouve ça dommage.
Comment faire, aujourd’hui, pour écrire une œuvre de contre-culture au Japon ?
Je me retrouve un peu dans cette problématique ! Quand j’ai écrit Mishima Boys – Coup d’État, j’ai choisi de venir présenter ce projet en France et non pas au Japon. Il est vrai que j’ai écrit des mangas qui ont eu du succès, mais lorsque j’ai décidé d’écrire une œuvre plus pointue, plus engagée, je me suis dit qu’il serait difficile de la publier là-bas. Je suis donc venu à Angoulême et c’est là que j’ai rencontré Dominique Véret. Puis, en rentrant au Japon, j’ai expliqué que mon titre intéressait les Français… et d’un coup, les Japonais ont voulu le publier eux aussi ! Il vient d’ailleurs de paraître. Voilà peut-être une manière pour les Japonais de sortir leurs mangas : trouver un éditeur en France, puis revenir victorieux au Japon (rires).
Comment fait donc un auteur comme Hideki Arai (Ki-itchi!!) pour publier des titres extrêmement politisés au Japon ?
Certains auteurs arrivent à sortir de cette règle, de ce moule. En fait, le problème de ce genre d’œuvre, c’est la pression de l’éditeur. Avant de me rendre à Angoulême, j’ai remarqué que beaucoup de séries engagées politiquement avaient été arrêtées par les éditeurs, car elles étaient justement trop engagées. [Dominique Véret sursaute, visiblement révolté par cette information !]
Peut-on parler de censure ?
En quelque sorte. Les éditeurs ne disent pas pourquoi ils arrêtent les titres. Aucune explication. Mais on sait bien que le problème, c’est l’engagement politique.
Quels sont ces tabous qui entravent les auteurs ?
Il n’y en avait pas quand j’ai commencé à travailler dans le manga. On le voyait bien quand on lisait les œuvres de Shigeru Mizuki, Yoshihiro Tatsumi ou Yoshiharu Tsuge, par exemple. Même s’il n’y a pas de règles précises définies, il est aujourd’hui difficile de parler des mêmes thèmes que ces auteurs ont mis en avant à l’époque. D’ailleurs, au Japon, Shigeru Mizuki n’est pas connu pour avoir critiqué les responsabilités du Japon lors de la Seconde Guerre mondiale [voir Opération mort, ndlr], mais pour ses mangas traitant des yokai, comme Kitaro le repoussant.
Ces soucis de liberté d’expression sont-ils inhérents au système de prépublication japonais ? La publication directe d’un manga complet, affranchie du risque de l’arrêt d’une série, permettrait-elle d’être plus libre ?
Même quand on leur parle de choses plus sérieuses, au Japon, les gens font mine de ne pas écouter. Ils détournent le regard. Par conséquent, les lecteurs aussi s’éloignent un peu du manga engagé. Le plus dur, c’est qu’au Japon les lecteurs vont lire les titres, les critiquer et ensuite se plaindre aux maisons d’édition !
Existe-t-il une asymétrie entre la littérature et le manga qui, même dans son incarnation pour adultes, reste étiqueté comme divertissement ? Peut-on dire qu’un Haruki Murakami est mieux considéré, lorsqu’il écrit un livre tel qu’Underground (sur l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995) ?
La particularité d’Haruki Murakami est d’également travailler à l’étranger… et ce qu’il dit à l’étranger, on n’en parle pas au Japon. J’ai remarqué que quand il critique le Japon, tout le monde là-bas s’empare de cela et se met à l’incendier sur le net. D’ailleurs, il y a une dizaine d’années, Murakami a participé à un mouvement contestataire, lorsque les troupes militaires japonaises se sont rendues en Irak alors que cela s’oppose à la constitution japonaise, qui interdit l’usage de la force militaire. Bien sûr, comme on n’en parle pas dans l’archipel, personne ne le sait dans le reste du monde non plus ! Au Japon, il existe le terme mokusatsu, littéralement “tuer par le silence”. C’est exactement ce qui s’est passé, par rapport à cette histoire liée à l’armée d’autodéfense japonaise. D’ailleurs, ce terme apparait souvent chez Murakami.
Deux décennies de révoltes
Comment est né Unlucky Young Men ?
Cette série se déroule dans les années 1970 [bien que le récit débute en 1968, ndlr]. C’est une époque durant laquelle les jeunes, pensant ne pas avoir d’avenir, étaient très politisés et contestataires. De nos jours, beaucoup de jeunes, déçus par un gouvernement qui ne les comprend pas, passent leurs frustrations dans les mangas et les anime. Je voulais écrire sur une période qui n’était pas celle d’aujourd’hui, où cette consommation de mangas et d’anime lisse le comportement des jeunes gens. C’était ma première idée. La seconde est que je voulais, en me basant sur des événements qui se sont déroulés à l’époque, parler de Norio Nagayama, un tueur en série (et écrivain) qui a été condamné à la peine de mort. Enfin, je voulais juxtaposer les mots de Takuboku Ishikawa à ces événements. C’est un poète de la fin du dix-neuvième siècle, mort à 26 ans, qui était spécialisé dans les poèmes courts [on le surnomme « le Rimbaud japonais », ndlr]. J’estime que la manière dont il décline ses vers exprime très bien la philosophie et la position des jeunes de l’époque d’Unlucky Young Men. Dans le manga, ses poèmes illustrent les pages et servent de fil conducteur.
Quel est le public de la série ?
Je n’en ai aucune idée ! Je ne m’occupe pas du marketing donc je ne sais pas vraiment.
Vous l’auriez d’abord écrite pour vous-même ?
Pour utiliser une comparaison, ce serait plutôt comme placer un message dans une bouteille et la jeter à la mer. On ne sait pas où elle accostera. Travailler en visant un public précis, je l’ai fait auparavant, avec MPD Psycho. Mais désormais cette façon de faire me fatigue.
Quelle est la place d’Unlucky Young Men et de Mishima Boys – Coup d’État dans votre carrière ?
Je pense vraiment que c’est en les écrivant que je suis devenu un auteur. Dans la vie, je suis aussi critique ou professeur, mais tout cela est secondaire… un peu comme une blague en fait ! Mon identité, ce que je veux faire de ma vie, c’est écrire des histoires. Pendant longtemps, je n’ai pas pu m’exprimer à travers l’écriture et j’ai eu envie d’y retourner.
Quel est le lien entre les deux séries ? Au Japon, Mishima Boys porte le nom Unlucky Young Men – Coup d’État.
Mishima Boys se déroule dans les années 1960, et Unlucky Young Men dans les années 1970. Durant cette période, beaucoup de choses ont changé par rapport à l’influence américaine sur le Japon. Après la guerre, de nombreux étudiants ont participé à des mouvements de révolte. Beaucoup de crimes et d’actions illégales se sont déroulés, et forment le lien entre les deux séries. En fait, ce que je voulais, c’était parler d’une décennie à la fois. Et pourquoi pas traiter ensuite des années 1980, 1990, 2000… Par exemple, s’il fallait aborder les années 1990, je parlerais d’un crime qui s’est réellement déroulé, lorsque quatre jeunes personnes ont été assassinées par un otaku [Tsutomu Miyazaki, criminel arrêté en 1989 et exécuté par pendaison en 2008, ndlr]. “Otaku” serait le mot central de l’histoire. C’est suite à cette affaire que le terme s’est vraiment répandu dans tout le pays.
Yukio Mishima est abordé dans les deux titres : comment est-il perçu au Japon ?
Il est vu comme quelqu’un d’ultra nationaliste, mais qui symbolise aussi le Japon. Cet écrivain s’est vraiment emparé de tous les problèmes d’après-guerre, au Japon. J’ai pensé qu’il serait un bon moyen de créer un lien entre tous ces personnages de criminels et de montrer le contraste entre ces jeunes et lui. Il apparaît peu dans Unlucky Young Men mais il s’est beaucoup entretenu avec les étudiants de l’époque lors de débats, de conférences. Si quelqu’un a vraiment compris toute cette jeunesse et voulait jeter un pavé dans la mare, c’est bien Mishima. Autre fait divers : à l’époque, un jeune homme a jeté un caillou sur l’empereur pour manifester contre tout ce qu’il représentait. Beaucoup ne le savaient pas, à l’époque, car c’était un nationaliste, mais Mishima a laissé des écrits dans lesquels il disait qu’il comprenait pourquoi ce jeune avait fait cela. De ce point de vue, c’est pour moi l’écrivain de l’époque qui était le plus à même de comprendre la révolte des jeunes dans les années 1970.
Et s’il fallait écrire sur la décennie actuelle ?
J’écrirais sur le fait qu’il n’y a plus de références, plus d’agitateurs que la jeunesse puisse prendre comme modèle dans le Japon actuel.
Pourquoi n’existent-ils plus ?
Parce que le contexte a changé. Il n’y a plus, dans le Japon actuel, de critiques qui se lèvent. Il n’y a plus personne, que ce soient des romanciers ou autres, pour répondre aux problématiques. Bien sûr, le crime est mal. Mais il n’y a plus de personnes capables de lancer un caillou sur l’empereur. Si c’était parce que le Japon est devenu un pays complètement pacifié qu’il n’y a plus ce genre de réactions allergiques au pouvoir, ce ne serait pas grave. Mais dans les faits, c’est faux. Je n’ai plus qu’à écrire une fiction où un terroriste viendrait à Japan Expo et… (rires)
Les jeunes Japonais n’auraient plus l’esprit critique pour penser par eux-mêmes ?
Oui. Les jeunes actuels ne lisent que ce qu’on leur dit de lire. Il y a ce qui marche extrêmement bien et ce qui ne marche pas du tout, c’est une société des extrêmes. Quand on s’accorde à dire que “ça, c’est génial”, tout le monde se dirige dessus comme un seul homme et peu regardent ce qui sort de la norme.
Propos recueillis en juillet 2015 par Frederico Anzalone. Interprètes : Franck Manguin et Ahmed Agne.
Merci à Victoire de Montalivet et à Dominique Véret.
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Unlucky Young Men.
Par Eiji Otsuka et Kamui Fujiwara.
Ki-oon, 19.90€, tome 1 sur 2 le 8 octobre 2015.
Mishima Boys – Coup d’État.
Par Eiji Otsuka et Seira Nishikawa.
Akata, tome 1 sur 2 en janvier 2016.
Illustrations : UNLUCKY YOUNGMEN © Kamui FUJIWARA 2007 / © OTSUKA Eiji Jimusyo 2007 / Kadokawa Corporation, Tokyo / Version française © 2015 Ki-oon. – LES VENTS DE LA COLÈRE (HIKARU KAZE) © 1970 Tatsuhiko Yamagami / Kodansha / Version française © 2006 Delcourt.
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