Émilie Gleason dans la tête d’un Asperger
C’est peut-être bien elle, la révélation de la rentrée BD. Émilie Gleason s’était jusqu’ici illustrée aux rayon fanzine et jeunesse. Et était connue des professionnels du livre par son travail aux éditions Çà et là, aux relations presse et libraire. La voilà qui sort chez Atrabile sa première longue bande dessinée, issue de son travail de fin d’études. Ted drôle de coco est un livre plein de vie, de couleurs, de fous rires et de frissons d’angoisse, inspiré par la vie de son propre frère, autiste Asperger. Pour BoDoï, la jeune auteure de 25 ans revient sur la genèse délicate de cet album touchant au graphisme pop et élastique, bien loin du documentaire didactique ou du témoignage tire-larmes.
Comment est né Ted drôle de coco ?
J’étais en dernière année aux Arts déco de Strasbourg (Haute école des arts du Rhin) et il me restait un mois pour produire mon travail de fin d’études. Et je savais que j’avais envie de parler de ce qui se passait avec mon petit frère, de trois ans mon cadet, car c’était très dur pour moi et pour ma famille. J’avais besoin de l’exprimer et je n’avais pas encore trouvé comment. J’ai fini par me lancer et j’ai présenté les 24 premières pages de Ted pour mon diplôme. Je l’ai ensuite montré à différents éditeurs, et Atrabile, notamment, s’est montré intéressé tout en me disant qu’il restait beaucoup de travail. Là, l’éditeur Daniel Pellegrino m’a fait bosser les épisodes, m’a beaucoup accompagné et soutenu tout au long de la création de l’album.
De ce sujet si douloureux, vous tirez un livre plein d’humour, même si certains passages sont tragiques.
L’humour est primordial dans mon boulot: pour moi, rire est plus vital que boire ! Mon objectif avec cette BD était de faire rire mes parents, de leur donner une autre vision de ce qu’ils vivaient tous les jours. Surtout ne pas faire un livre didactique, ni une complainte.
Est-ce pour cela que vous avez choisi la fiction ?
L’autobiographie m’effrayait un peu, et je pense que le lecteur entre mieux dans une histoire si l’auteur ne parle pas de lui-même. Par exemple, j’ai fait de Ted un jeune homme autonome – alors que mon frère n’avait jamais vécu seul – afin de créer une plus grande cassure avec la suite du récit, où il perd pied. Mais le livre regorge d’anecdotes véridiques ou très proches de la réalité, comme le moment où des travaux sur une ligne de métro ont fait perdre tous ses moyens à mon frère. Souvent, les Asperger souffrent d’un manque d’initiative très handicapant : ils finissent par s’adapter au changement mais cela peut prendre très longtemps. La moindre contrariété peut virer à la catastrophe.
L’autre handicap le plus criant est d’ordre social : Ted ne sait pas comment s’exprimer face à des situations qu’il ne comprend pas et s’adresse aux autres sans aucun filtre.
Oui, c’est très compliqué pour lui. L’introduction de personnages extérieurs à la famille permet de le montrer. Celui de la vieille dame, par exemple. Au départ, je pensais en faire une étudiante qui s’intéressait un peu par hasard à Ted. Et lui, il aurait pris ça pour de l’amour. Puis j’ai trouvé cela trop évident, et l’étudiante est devenue une retraitée dynamique, créant ainsi un décalage plus frappant. Pour ses relations aux autres, mon frère avait pris de cours de théâtre, dans lesquels il apprenait à imiter les émotions. Comme quand il veut faire de l’humour, il essaie d’imiter des choses dont il a compris qu’elles pouvaient faire rire. Et c’est souvent vraiment hilarant !
Vous avez dit vouloir vous éloigner de l’autobiographie. Ce n’est donc pas vous le personnage de la soeur?
Ces passages-là ont été parmi les plus difficiles à aborder. Je me retrouve un peu dans cette soeur, mais j’en ai fait une petite peste qui ne supporte pas la condition de son frère. Cela me permettait d’introduire un contraste plus frappant avec les parents soudés. D’une manière générale, le plus délicat a été de me mettre dans la tête de mon frère, de comprendre sa logique très premier degré qui le pousse à réagir dans un sens ou dans l’autre. Je ne pouvais que présupposer ces choses et cela m’a pas mal inquiété. Mais des retours positifs de personnes Asperger qui ont lu quelques séquences du livre m’ont rassurée.
Votre frère n’a pas lu le livre?
Non, il n’aime pas qu’on parle de lui. Quand je travaillais dessus, il ne voulait même pas en entendre parler. Mais la création de cet album m’a rapproché de lui, je pense que je le comprends mieux.
Dans la dernière partie du livre, vous racontez le séjour à l’hôpital de Ted. Une prise en charge totalement inadaptée.
Là aussi, c’est directement inspiré de son expérience. Les tentatives de suicide aussi. Souvent, les hôpitaux psychiatriques ne sont pas les bonnes structures pour les personnes Asperger, par manque de place notamment. On les met avec des personnes qui n’ont rien à voir, autistes profonds ou trisomiques par exemple, et ça ne fait que les angoisser davantage car ils ne se sentent ni à leur place ni écoutés. C’est très compliqué d’associer les Asperger avec d’autres : mon frère avait tenté une sorte de colocation thérapeutique dans un appartement, et ça n’a pas du tout fonctionné. Et il y a aussi la question des médicaments. Souvent, les traitement sont mal dosés et les patients deviennent des légumes. Ou il y a des effets secondaires puissants. Comme ce passage, là encore véridique, où Ted se met à pleurer pour la première fois de sa vie après une prise de médicaments. Je me souviens que ma mère et moi avions été bouleversées par cet épisode.
L’autre point crucial de la vie quotidienne des Asperger est l’école et la relation avec les autres enfants.
Il n’y a pas un seul Asperger qui n’a pas été harcelé à l’école. Mon frère était violenté mais ne s’en plaignait pas car il voyait là une marque d’intérêt de ses « amis » de l’école. Nous, à la maison, étions en pleurs. L’école est un des moments les plus importants, je pense qu’il faut trouver un moyen de parler davantage des personnes Asperger en milieu scolaire, briser les tabous. Je réfléchis d’ailleurs à faire une BD à destination des écoles…
Sentez-vous une évolution dans le discours sur l’autisme?
Oui, ça va dans le bon sens. Mon frère a été diagnostiqué assez tard, car les médecins se veulent très prudents pour ne pas enfermer les enfants dans des « cases » trop tôt. Pour mon frère, ils se contentaient de dire que c’était un grand angoissé timide… Mais ça, on le savait déjà ! Cela peut entraîner aussi des erreurs de médication : on lui a quand même donné un traitement pour hyperactif, vous imaginez ? Et puis, avant, il y avait cette méfiance de certains médecins qui parlaient d’Asperger comme d’une mode, ou qui mettaient en cause la mère et sa santé pendant la grossesse, comme je le raconte dans la BD.
Y a-t-il des oeuvres qui vont ont influencée pour Ted drôle de coco ?
J’ai lu des ouvrages sur Asperger, des témoignages, ça fait du bien. Mais il n’y a pas vraiment de BD qui m’ont influencée. Mes influences sont plutôt à chercher chez Edika, Antoine Marchalot ou Johnny Ryan, ainsi que dans les Fables paniques de Jodorowsky et toute l’oeuvre de Fred dont le merveilleux Philémon.
On sent ces influences sur votre style coloré.
J’aime quand ça explose, d’où l’usage des couleurs pop. J’utilise aussi la couleur dans ma narration : les personnages qui ne sont pas de l’entourage proche de Ted sont dessinés au trait coloré, mais ne sont pas colorisés « à l’intérieur ». Mais à mesure que Ted devient plus familier de certains, ils peuvent prendre de la couleur, telle la vieille dame dont il pense être tombé amoureux. Le reste est assez intuitif : je me lance souvent dans une planche en improvisant.
Quels sont vos projets ?
Je continue de travailler aux éditions Çà et là, notamment aux relations libraires et presse, car j’adore ça. Et je vais sortir un petit livre en novembre aux éditions Lapin, qui s’intitule Comment survivre?. Cela aura à voir avec Ted, car j’y parle de comment se comporter en société, notamment… Et Atrabile m’invite comme Pépite au festival de Colomiers, je vais y créer une exposition autour d’Asperger.
Vous ne passez pas encore à autre chose, alors.
Pas encore… Je crois que je suis assez contente que Ted drôle de coco soit ma première BD. Je ne pouvais pas raconter autre chose pour commencer.
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Ted drôle de coco.
Par Émilie Gleason.
Atrabile, 17 €, août 2018.
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