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BoDoï, explorateur de bandes dessinées – Infos BD, comics, mangas | April 26, 2025















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Emma Rios : « Je ne veux pas croire que l’homme soit violent par nature »

19 mars 2025 |

Emma Rios - c-Alberto GamazoArtiste espagnole très en vue, qui a travaillé sur des titres Marvel, sur la série Hexed et qu’on connaît surtout pour son remarquable travail sur la série Pretty Deadly chez Glénat (écrite par Kelly Sue DeConnick), Emma Rios a sorti en ce début d’année un roman graphique atypique. Anzuelo, publié chez nous par 404 Éditions, déploie sur près de 300 pages une robinsonnade entièrement réalisée à l’aquarelle, qui suit trois rescapés d’un gigantesque tsunami qui a exterminé la quasi-totalité de la population terrestre. Plus tard rejoints par d’autres survivants, Nubero, le timide, Izma, la leader-née, et Lucio, l’altruiste, ayant tous trois développé des capacités surnaturelles, vont bâtir une communauté. Traversé d’idées de BD sublimes telles les transformations ahurissantes d’Izma en cormoran, Anzuelo est un conte élégiaque et solaire à la fois, tour de force graphique exigeant et parfois difficile à lire, dont émerge, au fil d’une narration très relâchée qui s’en remet entièrement à la fluidité de ses dessins, une proposition de dystopie séduisante : et si un autre monde post-apo était possible, qui rejetterait la violence et la peur de l’autre comme seules alternatives au désespoir ? Pour approfondir cette thématique et en savoir plus sur ce qui a mené l’autrice à larguer les amarres pinceau en main, nous l’avons rencontrée lors de la dernière édition du Festival d’Angoulême.

Vous ponctuez Anzuelo par cette très belle formule : «Je voulais écrire sur cette mer qui vit sous ma peau.» Pouvez-vous nous en dire plus sur votre rapport à la mer ?

anzuelo-image3Je vis en Galice, sur la côte nord-ouest de l’Espagne, près du Portugal. La mer est très présente là-bas, beaucoup de gens en dépendent pour vivre, leur sort est quelque part lié au bon vouloir de la mer et ça m’a donné l’idée d’envisager cette dernière comme quelque chose de presque vivant. Un environnement à la fois terrifiant et d’une beauté envoûtante. Je fais de la voile et je me souviens de m’être retrouvée seule au milieu d’une mer très grise avec du brouillard, sans aucune côte à l’horizon, sans aucun rivage à portée. C’est effrayant et en même temps, magique. Ça provoque un sentiment de solitude très romantique et réconfortant. C’est ce contraste que je voulais explorer dans Anzuelo, faire un récit d’horreur mais avec une esthétique séduisante.

C’est intéressant que vous parliez d’horreur. Ce n’est pas si évident à la lecture…

Il y a quand même beaucoup d’éléments horrifiques : des monstres qui viennent de la mer, des algues qui mangent les gens, des fantômes… Au départ, je voulais jouer avec la manière dont la littérature classique anglo-saxonne s’autorise à faire de l’horreur. Est-ce que Moby Dick n’est pas une histoire d’horreur, après tout ? Mais au final, le ton a changé à mesure que j’essayais d’éviter qu’Anzuelo devienne une mystery box, un suspense à clés. J’ai préféré tout mettre d’emblée sur la table de manière organique, essayer de comprendre l’inconnu d’un point de vue plus empathique. Je pense que c’est la raison pour laquelle, malgré que ce soit si sombre, on conserve de l’espoir.

Oui, tous les personnages sont très attentifs les uns aux autres et cela contraste avec ce que l’on voit généralement dans les dystopies. C’est ce refus de la violence comme réponse naturelle à la catastrophe qui vous intéressait ?

Je voulais aller à l’encontre de cette idée d’un retour obligatoire à une forme de bestialité. Je n’ai pas relu Sa majesté des mouches avant d’écrire Anzuelo mais, enfant, je me souviens de m’être demandée pourquoi les personnages agissent ainsi dans le livre. Je ne veux pas croire que l’homme soit violent par nature. Je refuse cette espèce de fantasme de pouvoir entretenu par le survivalisme. Il y a un essai de philosophie pessimiste que j’aime beaucoup, Le Dernier Messie [de Peter Wessel Zapffe], qui parle de la vulnérabilité de l’homme face à la nature, du fait justement de sa capacité à l’empathie. Ne pas vouloir blesser les autres, ça nous rend plus vulnérables que les animaux qui se contentent de suivre leur instinct.

Même chasser ce n’est pas facile. Nous sommes très habitués dans la fiction, dans les jeux vidéo, à ce que dans une situation de survie ce soit un prérequis. Je suis végétarienne, animaliste, très consciente de la souffrance animale. Tuer un animal, le vider, le cuisiner pour le manger, même conserver la viande pour qu’elle ne pourrisse pas… pour un enfant, toutes ces choses sont très difficiles. Il me semble que si trois gamins empathiques se retrouvent à devoir survivre, ils vont d’abord essayer de se soutenir et de créer une communauté. Dans Anzuelo, les personnages ne font jamais état de leur désespoir pour ne pas miner les autres et préserver la cohésion du groupe. J’ai construit cette histoire en essayant de protéger les personnages contre la panique.

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Dans quelle mesure l’ensemble du livre a-t-il été planifié dès le départ ? On a le sentiment qu’il suit sa propre logique, de manière très organique…

anzuelo-image1La partie la plus amusante pour moi à l’écriture ça a été de d’envisager chaque personnage comme une sorte de mécanisme de défense contre le sentiment de panique. Nubero est le plus humain d’entre eux, et c’est celui qui veut disparaître, comme s’il ne voulait plus exister du tout. Il commence par être plutôt déprimé. Lucio est plus empathique, il essaie de comprendre les autres enfants et de calmer tout le monde. Il essaie aussi de comprendre l’inconnu sans se limiter au seul point de vue humain. C’est quelque chose que fait Stanislas Lem et j’ai beaucoup pensé à lui pour Anzuelo et à sa narration dans Solaris. Quant à la troisième, Izma, c’est l’ancre du groupe. Celle qui pourvoie, celle qui s’assure qu’aucun mal ne sera fait à personne. Une fois que j’ai eu ces prémisses, j’ai commencé à me mettre dans la peau de chacun d’entre eux et à imaginer les frictions qui pouvaient survenir. L’un d’eux se sacrifie vraiment pour les autres et c’est une situation difficilement tenable sur la durée. L’idée était donc de savoir ce qui se passerait si l’équilibre se brisait.

J’ai été très gâtée avec ce livre, car c’était la première fois que je travaillais sans devoir me préoccuper du nombre de pages ou du temps de création. Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit aussi long, mais c’est parce que j’ai eu la possibilité de le laisser grandir. Je fais beaucoup reposer l’écriture sur le dessin. Un peu à la manière de ce que l’on appelle dans les jeux vidéo la narration environnementale, j’essaie d’apporter les informations par les images, en faisant en sorte que le seul texte soit celui des dialogues. On n’en sait pas plus que ce que savent les personnages. Chaque personnage a des capacités différentes. Sans spoiler, il y a un personnage qui, par ses capacités spéciales, peut voir au-delà de ce qui est accessible aux humains. Cela me donnait la possibilité de dévoiler une partie du mystère, sans avoir besoin de recourir à une boîte de texte sortie de nulle part expliquant des choses.

Comment la technique de l’aquarelle s’est-elle imposée à vous pour ce livre  ?

Comme j’essayais de créer quelque chose de très sombre, l’aquarelle offrait un contraste très intéressant par la douceur qu’elle apporte. Cette douceur colle avec la gentillesse des enfants. Mais elle permet aussi de rendre la violence, quand elle surgit, encore plus notable. Quand je fais éclater des rouges appuyés, ils ressortent d’autant mieux au milieu d’une palette générale non saturée.

L’aquarelle s’accorde aussi avec l’eau comme thème principal dans le livre. Je voulais un style très libre, avec des doubles pages très déliées, un travail qui soit aussi plus permissif, qui me demande moins de précision que celle que je peux m’imposer quand je travaille à l’encre. Mais l’aquarelle est une technique très difficile, qui peut être très traître. Elle créée une illusion de contrôle mais elle demande en réalité beaucoup d’entraînement. C’est tout un processus d’apprentissage et c’est la raison pour laquelle je dis que ce livre m’a changé. Quand je l’ai terminé, j’ai comparé les premières et les dernières pages, et j’ai complètement paniqué.

anzuelo-image4J’ai travaillé sur Anzuelo pendant presque quatre ans. C’était très éprouvant, j’ai commencé à travailler seule dessus en pleine pandémie. C’était très bizarre d’imaginer une dystopie et d’en avoir une en train de se dérouler en vrai de l’autre côté de ma porte. Si vous connaissez un peu l’aquarelle, vous remarquerez l’évolution de mon style au fil des pages. Tout le monde me dit que c’est super de pouvoir assister à l’évolution du travail de l’artiste. Tant mieux si c’est intéressant pour vous, mais pour l’artiste, c’est rarement comme ça qu’on le ressent ! J’ai voulu arranger certaines choses, mais j’ai dû me résoudre à laisser tomber. Maintenant, je suis contente d’avoir réussi à laisser partir le livre. Quand je le vois imprimé, je trouve que c’est un bel objet et je suis plus en paix avec ça.

Comment a-t-il été publié aux États-Unis chez Image Comics ?

Sous la forme d’un roman graphique. Je me souviens d’avoir dit à Eric Stephenson, qui est à la tête d’Image, que je voulais écrire une histoire plus longue, que je pourrais diviser en deux. Il m’a répondu qu’il valait mieux faire un seul livre, un beau livre. Il s’agit d’une maison d’édition qu’on associe plutôt à des parutions format souple, mais le marché évolue. J‘ai eu beaucoup de liberté et beaucoup de contrôle sur mon travail, sur la propriété intellectuelle de l’œuvre et même sur la fabrication de l’ouvrage comme, par exemple, le choix du papier… Pour avoir donné autant de moi-même dans un livre comme celui-ci, je me soucie vraiment de tout.

Mes relations avec les éditeurs espagnol et français ont également été vraiment spéciales. Ils ont accepté le livre alors qu’il était à moitié terminé, et ils m’ont soutenue, pour que tout soit publié presque en même temps. J’ai particulièrement adoré mon travail avec la traductrice française, Marie-Paule Noël. Le livre a été écrit en anglais et j’assure moi-même la traduction en espagnol. Parler avec Marie-Paule Noël m’a donné beaucoup d’indices sur la façon d’aborder des choses qui me posaient problème. Nous discutions ensemble pour donner le bon ton aux dialogues, pour saisir tous les détails et toutes les avancées. Le français et l’espagnol sont des langues très similaires, en tout cas plus similaires que l’anglais. Je ne parle pas français, mais je peux le lire et j’ai trouvé le son dans les textes de Marie-Paule Noël incroyablement beau. Toutes les idées étaient vraiment bien retranscrites. C’était très impressionnant. Cela m’a permis de réfléchir à la manière d’aborder la question moi-même, même si tant qu’autrice du texte original, je peux me permettre de tout réécrire en espagnol et d’aller au-delà de la seule traduction.

anzuelo-couvSur quoi travaillez-vous en ce moment ?

Je suis dans la phase de recherche. Mes bandes dessinées parlent de ce qui me taraude. Dans Anzuelo, c’est assez évident. Mais ce que je n’aime pas, c’est dire aux autres ce qu’ils doivent penser. Or, il se passe en ce moment beaucoup de trucs fous dans le monde qui me font très peur et je n’ai pas envie de vomir tout cela sur le lecteur. Il faut donc que je mette de l’ordre dans tout cela avant de commencer un nouveau livre. En attendant, je vais me remettre à Pretty Deadly. Il nous reste quelques intrigues à boucler. Je vais d’autant plus m’y replonger avec plaisir avec Kelly Sue que j’ai besoin de travailler en équipe, je suis épuisée sur le plan émotionnel après Anzuelo. Nous allons travailler sur une histoire liée aux Vikings, une origin story pour Alice, puis nous reviendrons à la Grande Dépression et clôturerons les trajectoires de chaque personnage. C’est super excitant et ce sera très amusant à lire.

Propos recueillis et traduits par Guillaume Regourd

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Anzuelo
Par Emma Rios
404 Éditions, 312 p., 28,90 €.

Traduction : Marie-Paule Noël

Images © Emma Rios / 404 éditions pour l’édition française. Photo © Alberto Gamazo

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