Environnement toxique
La jeune Kate n’a pas le choix : elle doit quitter son île chérie de Nouvelle-Écosse pour aller gagner sa croûte. Car elle s’est lancée dans des études de sciences sciences sociales, mais se rend compte que décrocher un job correspondant à sa formation et ses compétences lui prendra des années, et qu’il va lui falloir vite rembourser son onéreux prêt étudiant. Pas le choix, donc, Kate va faire comme tous les hommes des provinces éloignés du Canada : rejoindre l’Alberta pour trimer dans les exploitations de sables bitumineux. Elle y découvrira un environnement toxique à plusieurs égards : dangereux pour la planète qu’on fissure sans vergogne, nocif pour les organismes à force de respirer des vapeurs nauséabondes et pour les eaux consommées par les population en aval, et terrifiant pour les quelques jeunes femmes coincées sur des sites quasi coupés du monde et peuplés essentiellement d’hommes. Blagues lourdes, regards appuyés, présence pesante… Le harcèlement est insidieux et institutionnel sur ces proies faciles que sont les étudiantes en quête de dollars. Et pour Kate, comme pour bien d’autres avant elle, cela ira jusqu’au viol.
Allant bien au-delà de la plate dénonciation d’un système protégeant ses membres et leur masculinité déviante, ce témoignage fleuve de quelque 400 pages est marqué d’une grande maturité narrative. Car Kate Beaton construit avec intelligence son récit, pierre après pierre, de la description initiale de ses motivations à aller travailler en Alberta jusqu’aux confessions de ses soeur et amies proches, victimes elles aussi de crimes sexuels. Dans ces scènes d’apparence anodine, elle brosse le portrait d’une population rurale prise au piège du chômage et contrainte de céder aux sirènes des dollars du pétrole. En miroir, elle brocarde aussi un système qui prive ses enfants d’études, d’ouverture d’esprit et d’un autre avenir que de reproduire les schémas parentaux. Au détour de ses deux ans dans les usines, elle montre aussi les ravages sur l’environnement et la santé causés par ces exploitations. Et ajoute peu à peu des pièces au puzzle de son sujet principal, celui des permanentes pressions sexuelles qui finissent par conduire au pire.
Maîtrisant parfaitement le rythme – volontairement dense et lancinant – et le ton de son récit, sobre et direct, presque froid parfois, Kate Beacon met le lecteur face à sa propre impuissance à sauver ce qui peut l’être, le renvoie à la perte d’humanité de ces ouvriers pauvres et pris au piège du système, et le met en position de témoin qui ne peut détourner le regard des agressions dont elle a été victime. Avec son dessin aux rondeurs enjouées nimbé d’un élégant bleu-gris, elle trouve le bon équilibre pour soutenir son récit, et le rendre d’autant plus bouleversant. Un ouvrage dur mais essentiel.
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