Filipe Andrade : « J’ai voulu faire de la BD avant même de lire des albums »
Et si la Mort cessait son office, mise au chômage par la découverte d’un sérum d’immortalité par un humain audacieux ? Alors la déesse tueuse sans emploi irait sur Terre pour traquer l’impudent, et au fil des rencontres, reverrait peut-être ses plans… C’est le point de départ de l’excellent album Toutes les morts de Laila Starr, écrit par le scénariste indien Ram V (qui travaille aussi pour DC) et dessiné par le Portugais Filipe Andrade. De passage en France pour une tournée en librairies, l’artiste s’est confié à BoDoï sur son parcours, ses débuts chez Marvel, sa passion du dessin et le côté très sensoriel qu’il injecte dans son travail.
Vous êtes né au Portugal, un pays qui n’a pas une immense tradition de bande dessinée. Que lisiez-vous enfant? Qu’est-ce qui a déclenché votre passion pour les comics et la BD?
C’est vers l’âge de 11 ans que tout s’est déclenché. J’étais inscrit dans un atelier artistique, où l’on expérimentait différentes formes d’expression plastique. Un jour, un atelier était consacré à la bande dessinée et j’ai su immédiatement que c’est ce que je voulais faire. Je crois que j’ai décidé de devenir dessinateur de BD avant même d’en lire! À l’époque, pour acheter des BD, il fallait aller dans le centre de Lisbonne, et c’était compliqué pour l’enfant que j’étais. Il fallait prendre le bus, le bateau, le bus encore, le métro… Alors je recopiais les couvertures des albums que je voyais dans mon atelier pour expliquer à mon père ce qu’il devait me rapporter de la ville.
Quand vous êtes-vous dit que vous pourriez devenir professionnel?
J’ai d’abord suivi un cursus très académique, en sculpture, tout en dessinant mes premières BD. J’ai gagné plusieurs prix et concours avec elles, qui me permettaient de financer les suivantes. Et un jour, alors que j’étais dans une librairie de BD, un ami me glisse qu’il avait entendu dire qu’un éditeur de chez Marvel était à Lisbonne pour repérer des nouveaux talents ! J’ai filé chez moi, j’ai récupéré mes travaux, dont une histoire pour laquelle j’avais déjà réalisé quelque 70 pages, et je suis allé rencontrer cet éditeur, qui était C.B. Cebulski. J’étais accompagné par ma copine de l’époque, qui avait l’allure d’une top model et parlait bien mieux anglais que moi, et je crois que nous avons fait une bonne impression ! Il m’a donné des conseils, notamment celui d’améliorer mon anglais. Et quelques temps plus tard, j’avais ma première commande de Marvel.
De quoi s’agissait-il ?
Je devais exécuter les crayonnés pour une courte histoire d’Iron Man. Onze pages en sept semaines: c’était très court pour moi ! Mais la deuxième commande a été encore plus dingue. Elle est tombée alors que j’étais au Festival d’Angoulême avec un ami dessinateur : 24 pages en moins d’un mois ! Je suis rentré au Portugal et je me suis enfermé pendant plusieurs semaines. Je n’avais jamais aussi bien dessiné. Marvel impose un rythme de travail intense, mais je pense qu’ils testent ainsi les jeunes auteurs – notamment les Portugais, beaucoup moins nombreux et connus que les Italiens, les Espagnols ou les Français – pour voir s’ils peuvent tenir la pression.
Selon vous, les dessinateurs portugais ont-ils une patte particulière ?
Nous vivons dans un petit pays, peu peuplé, et un peu éloigné des centres culturels de l’Occident, même si la vie artistique y est riche. Dès lors, je pense que les artistes portugais ont développé des styles très variés et souvent très singuliers, notamment en illustration.
Qu’est-ce qui vous fascine dans l’univers des super-héros?
Je ne dirais pas que je suis fasciné par le super-héroïsme, mais j’aime vraiment certains personnages. Spider-Man a toujours été un de mes préférés, depuis le vieux dessin animé. Mais j’aime aussi Wolverine et surtout Jubilee, des X-Men, qui est sans doute ma favorite car je la trouve vraiment différente des autres.
Vous avez déjà créé des histoires seul, mais vous travaillez souvent avec des scénaristes. Pourquoi préférer ces collaborations?
Je développe mes propres histoires courtes, mais je pense encore avoir une marge de progression dans l’écriture, sur les dialogues notamment. Ce qui me plaît dans les collaborations avec des scénaristes et des coloristes, c’est de nouer de vrais partenariats artistiques, d’initier un fort travail collectif. Comme avec Ram V pour Laila Starr. Je privilégie ces collaboration tangibles, qui durent dans le temps.
Comment êtes-vous entré en contact avec Ram V ?
Il a repéré mes dessins sur Instagram, il aimait la souplesse et la longueur des bras de mes personnages, qui correspondaient à ce qu’il avait en tête. Quand il m’a envoyé le synopsis, j’ai tout de suite su qu’il y avait en germe un grand livre. J’ai pas mal voyagé, j’ai habité un temps en Asie, je suis passé par l’Inde, et le souvenir des sensations vécues là-bas me sont revenues à la lecture du scénario. J’ai alors voulu que le lecteur les ressente aussi. J’ai fait l’effort de dessiner des décors les plus crédibles possibles, en allant chercher dans mes photos le moindre détail d’un immeuble ou d’un quartier. L’Asie, l’Inde ont des atmosphères vraiment particulières, en raison de l’humidité notamment. C’est ce que je désirais reproduire.
Les personnages aussi, notamment les dieux, ont un design assez particulier.
Je me suis bien sûr documenté sur l’hindouisme et ses dieux, que je connaissais très mal. Ram voulait de longs bras très fins pour l’héroïne, donc j’ai creusé dans ce sens-là. Et ça m’a rappelé que, lorsque je visitais l’Inde, j’avais pris le temps d’observer la gestuelle et la silhouette des corps des Indiens, qui sont très différentes de celles des Occidentaux. Je me suis donc appuyé sur ces souvenirs et j’y ai ajouté une touche personnelle, plus contemporaine, plus cool.
Quelle est votre technique de travail ?
100% traditionnelle ! Seules les couleurs sont travaillées numériquement. J’ai du mal avec le dessin digital, j’ai besoin de voir la page, de ressentir le toucher du papier…
Laila Starr est une BD assez riche en textes. Comment s’en sortir face à ces récitatifs et dialogues nombreux ?
Cette histoire joue sur le contraste permanent entre le mouvement et l’immobilité. Entre le silence et le bruit assourdissant. Entre le texte et des images muettes. C’est un comme un duel, et je me suis beaucoup amusé avec cette idée. J’ai tantôt épuré des passages, tantôt ajouté plein de détails, comme des accessoires, des bracelets à l’héroïne… Il y a dans l’album une forme de discordance entre le son et l’image, qui donne une profondeur à l’ensemble, un peu comme dans certains films de Godard.
Il y a une dernière question qui titille pas mal de lecteurs de l’album, dont moi : pourquoi, dans l’histoire, les humains continuent-ils à mourir alors que la Déesse de la Mort est mise au chômage ?
Aaahh… Je pense qu’il faudrait interroger Ram sur ce point… Pour moi, c’est parce que tout se fait dans la continuité, le système fonctionne toujours tant qu’il n’y a pas de rupture franche. Un peu comme un poulet qui continue de courir une fois qu’on lui a tranché la tête !
Propos recueillis et traduits par Benjamin Roure
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Toutes les morts de Laila Starr.
Par Raw V et Filipe Andrade.
Urban Comics, 128 p., 19 €, mai 2022.
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