François Ayroles, la BD d’un fin lettré
Depuis deux bonnes décennies, François Ayroles, 45 ans, creuse son sillon singulier dans la bande dessinée francophone. Amateur d’expérimentations sur le médium et fasciné par le milieu des écrivains (voir Les Plumes, avec Anne Baraou), il donne à lire des albums souvent drôles et doux-amers, dont le fond et la forme sont toujours étroitement liés. Plus léger et ludique, son dernier livre, Une affaire de caractères (Delcourt), est un polar en milieu lettré plein de jeux sur la langue et la narration en bande dessinée. Un régal pour les yeux et un bon stimulant pour le cerveau, sur lequel l’auteur – également membre du comité éditorial de L’Association – revient pour BoDoï.
Entre l’idée de départ du livre et sa sortie, il s’est écoulé une dizaine d’années…
Oui, mais c’est surtout parce que je n’ai pas fait que ça pendant 10 ans ! Au départ, je voulais explorer la dimension du texte dans une bande dessinée, alors que j’avais jusqu’ici souvent conçu des histoires sans texte ou dans lesquelles il n’était pas moteur de la narration.
Comment avez-vous créé ce récit policier autour de jeux avec les lettres et les mots ?
Un peu à la manière d’un puzzle, dont les pièces se révélaient et s’emboîtaient petit à petit. Des idées de personnages ayant un rapport particulier au texte ou au langage sont venues. Puis très vite l’envie d’une enquête autour de meurtres alphabétiques, inspirée par le roman d’Agatha Christie A.B.C. contre Poirot. Peu à peu, tous les protagonistes que j’avais imaginés ont trouvé leur fonction dans le récit et les interactions entre eux sont apparues de façon, finalement, assez naturelle. Mais jusqu’à la phase – tardive – de découpage de l’album, je n’étais pas certain que tout fonctionne.
De nombreuses références à la littérature et à la bande dessinée parsèment votre album. Qui vous a inspiré?
Le travail de l’OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle) m’a évidemment influencé; j’ai d’ailleurs repris les traits de Georges Perec pour mon personnage de muet. Dans le costume de l’inventeur Martial, on croise Raymond Roussel, un écrivain assez excentrique du début du XXe siècle, un peu « oulipien » par anticipation car il a créé des textes sous contraintes. Il avait déjà tout d’un personnage! J’emprunte également à la bande dessinée. Évoquer Tintin me trottait dans la tête depuis le début, et j’ai ensuite pensé à Tintin et l’Alph-Art, avec son sculpteur alphabétique, c’était évident. On croise aussi un fâcheux jumeau de Séraphin Lampion… Il y avait également Edgar P. Jacobs et sa Marque Jaune, une évidence encore une fois; je me suis inspiré de cet auteur pour dessiner mon inspecteur – qui ressemble aussi un peu à Georges Simenon et Raymond Devos, il est vrai – et lui ajouter des récitatifs à chaque fois qu’il interviendrait, comme dans Blake & Mortimer.
Chacun de vos personnages a ainsi sa propre façon de s’exprimer (en n’utilisant qu’une seule voyelle, en définissant chaque mot, etc.). Une affaire de caractères est-elle une BD « oubapienne » [de l’Ouvroir de Bande dessinée Potentielle, auquel François Ayroles participe] ?
Non, je ne la vois pas comme ça. Ce n’est pas une bande dessinée sous contraintes, il s’agit plutôt d’un dispositif. Il y a effectivement un esprit de jeu, mais la contrainte réside dans les personnages plus que dans la narration. Mon souhait est que les lecteurs retrouvent cet esprit ludique et puisse relire plusieurs fois l’album en y cherchant, et en y trouvant, quelque chose de différent à chaque fois.
Y a-t-il eu des personnages plus laborieux que d’autres à mettre en scène ?
La famille de monovocalistes (dont chaque membre n’utilise qu’une même voyelle dans ses phrases) était assez compliquée à aborder, mais vraiment excitante. Car ils représentent un petit monde à eux, il fallait les faire vivre ensemble, avant de les confronter aux autres personnages. C’est aussi pour cela que j’ai mis si longtemps à avancer sur ce projet: je voulais garder la même excitation tout le long, sans m’épuiser. Même chose pour le dessin et la mise en couleurs. Je me suis laissé porter, d’abord vers une bichromie, puis vers quelque chose de plus irréel… Et qui corresponde autant que possible aux personnages : par exemple, les monovocalistes portent des couleurs correspondant à leur lettre, vErt pour le E, sAfran pour le A, brUn pour le U…
Pourquoi sortir ce livre chez Delcourt, et non Dargaud, Casterman ou L’Association, où vous avez déjà publié?
Afin de continuer à faire ce que je veux et maintenir un certain équilibre financier, j’essaie toujours d’alterner des livres chez un indépendant et chez un gros éditeur. En l’occurrence, Grégoire Seguin, chez Delcourt, s’est montré très vite intéressé par ce projet.
Dans l’histoire, les écrivains et leurs livres sont menacés. Vouliez-vous faire passer un message sur la situation tendue du marché aujourd’hui ?
Même si je suis extrêmement attaché au livre (papier) et aux librairies, il n’y avait pas de volonté au départ de faire passer un message. L’idée s’est imposée à moi, de fait: je mets en scène des meurtres d’écrivains et quelqu’un qui en veut aux livres ! Concernant le marché de la bande dessinée, ce qui me frappe le plus, c’est l’amnésie qui règne dans les librairies. En raison de la surproduction, les nouveautés chassent les titres plus anciens à très grande vitesse des rayons, et toute une partie du patrimoine récent de la BD des années 1970-80 est devenu tout simplement inaccessible. Hormis sa dernière nouveauté, il est presque impossible de trouver un album de Daniel Goossens dans une librairie aujourd’hui ! C’est vraiment regrettable.
Quels sont vos projets ?
Je travaille sur quelque chose d’un peu semblable à Une affaire de caractères, dans la mesure où j’explore à fond un thème et une idée jusqu’à ce que je l’épuise. Je ne sais pas trop où je vais, mais ça me va bien !
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Une affaire de caractères.
Par François Ayroles.
Delcourt, 14,95 €, le 19 mars 2014.
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