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BoDoï, explorateur de bandes dessinées – Infos BD, comics, mangas | November 18, 2024















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François Schuiten, la mécanique de l’horloger

12 novembre 2013 |

schuiten04Un an après la sortie de son dernier album La Douce, le dessinateur des Cités Obscures, François Schuiten, est à l’honneur à l’occasion de deux événements : la vente aux enchères à Paris le 24 octobre de trente illustrations originales en couleur, et la sortie du livre de Thierry Bellefroid, François Schuiten. L’Horloger du rêve. Une monographie de 400 pages retraçant trente ans de carrière dans la bande dessinée et la scénographie. Malgré une reconnaissance internationale, c’est avec l’humilité du simple raconteur d’histoire que François Schuiten se présente à nous.

Vous avez fait don d’une grande partie de vos œuvres à la Bibliothèque nationale de France, au musée d’Angoulême et à la Fondation du Roi Baudouin. Pourquoi vendre celles-ci ?

Je me suis rendu compte, en suivant l’évolution des imprimeurs, des papiers, des graveurs, de la fragilité des techniques de reproduction. D’où l’importance de conserver les originaux afin de pouvoir, demain, reproduire correctement les bandes dessinées. Pour ne pas que mes livres soient dispersés dans les ventes, j’ai choisi de donner l’intégrale de mes planches de bandes dessinées couleurs. Les léguer à mes héritiers aurait été un cadeau empoisonné, ils auraient dû, pour payer les frais de succession, vendre des planches et disperser les ouvrages.

schuiten01Cette vente, je la fais pour mes enfants. Les dessins que je vends ne sont pas tirés des livres. Ils sont emblématiques des projets et des aventures que j’ai traversées en trente ans. Par exemple, le projet de scénographie de la station de métro Arts et Métiers à Paris ou l’illustration de la couverture du livre inédit de Jules Verne retrouvé par hasard dans un coffre, etc. J’ai longtemps refusé les ventes publiques qui vendaient côte à côte des planches originales et des dédicaces. La salle des ventes Artcurial a fait montre – notamment avec la vente des toiles d’Enki Bilal – un niveau d’exigence qui m’a plu.

À la lecture de L’Horloger du rêve, se dégage un univers très cohérent, tant dans votre travail de scénographe que dans celui de dessinateur. Comment avez-vous bâti cet univers ?

Je ne me rends pas compte de ce que je fais. Je suis comme dans une mine, en train de taper comme un malade à l’aide de mon marteau-piqueur. Avec L’Horloger du rêve, je me retourne un peu sur mon parcours, mais d’ordinaire je ne réfléchis pas trop. J’essaye de voir ce qui m’émeut, ce qui me semble pétrissable, les images, les mythes, les signes auxquels j’ai envie de m’affronter, ceux qui génèrent en moi de l’émotion. C’est très intuitif.

Un dessinateur ressent les choses physiquement. C’est dans sa main, dans son crayon qu’il découvre les choses, qu’il apprend à les aimer et à les comprendre. Et puis nous sommes pris dans des influences. Je suis le résultat de mes lectures et de mes admirations. J’en fais des synthèses, je les recycle. C’est la qualité du recyclage qui fait un dessin intéressant, mais je n’invente rien. Je ne me sens pas du tout créateur.

En dessinant les machines, par exemple, j’ai mieux compris leur fonction. En les touchant, en les regardant, en les humant, je me rapproche de la pensée de ceux qui les ont imaginées et construites. Quand je vois des locomotives, j’aime que les cheminots m’expliquent comment ils les conduisaient. Et puis, quand vous avez été dans une locomotive à vapeur, vous ne la dessinez plus de la même façon. Ça vous a secoué, ça chauffait, il pleuvait, vous étiez dans le vent, et le dessin s’en ressent. Il commence à sentir le charbon, la fumée, les escarbilles, la poussière. C’est pareil pour tout. Si vous dessinez une chaussure, j’ai envie de sentir le cuir. Un corps de femme ou d’homme, j’ai envie de pouvoir tourner autour, comme un sculpteur le ferait.

schuiten02C’est difficile de véhiculer des sensations et des émotions à travers le dessin ?

Oui c’est difficile. Souvent mon dessin me déçoit. C’est très rare qu’il soit à la hauteur de ce que je voudrais faire passer. Je ne vois pas ce qu’il donne, je vois tout ce qu’il ne donne pas. Les retours du public sont seulement une consolation à cela. On ne s’habitue pas à cet état de fait avec le temps. Au contraire, vous voyez mieux ce que vous ne savez pas faire, vous êtes plus lucide sur vos incapacités.

Dans le cycle des Cités Obscures, vous présentez des personnages vivant au milieu de mondes en mutation, d’utopies en cours d’effondrement. Dites-vous, à travers elles, quelque chose de notre époque ?

L’utopie, en français, est anoblie. On utilise ce mot dans un sens généralement positif. En réalité, l’utopie génère autant de catastrophes que de mondes heureux. L’utopie peut conduire au génocide, à l’holocauste, au totalitarisme, à l’apocalypse, aussi bien qu’à des visions paradisiaques. Il n’empêche que l’utopie est nécessaire. Aujourd’hui, elle est absente de beaucoup de terrains. Nous sommes davantage dans la gestion et nous avons des visions à très court terme. S’autoriser une vision, même négative, c’est ouvrir un espace à l’imaginaire, à la projection. S’empêcher cela, c’est une rétraction de l’espace de notre vie. Par ailleurs, il me semble que nous devons réinventer des lieux de passage, de transmission, d’accompagnement. Il est tellement triste de voir un savoir disparaître. Actuellement, nous vivons des basculements technologiques incroyables, comme celui des incunables et de Gutenberg. J’aimerais beaucoup raconter l’histoire d’un moine copiste qui voit arriver l’imprimerie…

schuiten16Comment travaillez-vous l’univers graphique de chacun de vos albums ?

Avec Benoît Peeters, nous essayons que chaque album soit un événement, une exploration. Nous avons envie que, s’il ne restait plus qu’un album, ce soit celui-là. Par exemple, dans Les Murailles de Samaris, nous décidons de faire de Xhystos une ville Art nouveau car ce style nous fascinait depuis longtemps et je trouvait amusant de pouvoir l’affoler. J’avais envie de me nourrir de ces arabesques, du fer forgé, de ces dimensions assez sensuelles, d’en comprendre les liens avec la nature. Et de saisir intuitivement une partie de la pensée de l’architecte Victor Horta.

Pourquoi choisissez-vous tantôt la couleur et tantôt le noir et blanc ?

La raison officielle, c’est qu’il y a des albums qui trouvent naturellement leur expression la plus forte en noir et blanc. C’est vrai. J’ai essayé, par exemple, de faire La Fièvre d’Urbicande en couleur, mais ce n’était pas aussi puissant qu’en noir et blanc. Mais en réalité, le noir et blanc ou le passage à la couleur sont des envies qui vous viennent, qui vous montent dans le ventre. Le noir et blanc vous oblige à une forme d’expressionnisme, à sortir d’un dessin trop réaliste, à forcer les contrastes. Le texte est alors au même niveau que le dessin, vous vous sentez au cœur de l’expression. La couleur c’est le contraire, c’est l’envie du goût, du fruit, de faire jaillir des émotions liées à la lumière. Actuellement, je travaille une histoire en couleurs. J’ai l’impression de tout réapprendre, je ne sais plus où j’en suis. Après avoir travaillé le noir et blanc, vous vous demandez à quoi sert véritablement la couleur, ce qu’elle apporte de particulier. Si c’est pour simplement colorier, cela n’a aucun intérêt.

Qu’est-ce qui nourrit aujourd’hui votre imaginaire d’auteur de bandes dessinées ?

Traquer un récit qui ne trouve sa force que dans la bande dessinée. C’est quelque chose qui m’obsède. Je n’aime pas trop les bandes dessinées qui singent le cinéma ou qui s’approchent trop de la photographie. Je m’inspire parfois de la photo, mais ce que j’aime profondément c’est la narration de papier. J’ai travaillé pour l’opéra et pour le cinéma. Mais quand je reviens à la bande dessinée, je cherche une histoire qui ne peut être racontée que par elle.

Quels sont vos projets ?

Je travaille avec Benoît Peeters sur une bande dessinée de science-fiction sur Paris, en couleurs. Elle s’appellera Revoir Paris et sortira fin 2014. Cette fois, ce livre ne s’inscrira pas dans le cycle des Cités Obscures. C’est une façon de rompre avec un certain nombre de nos réflexes, même si par certains aspects elle pourrait presque en faire partie. De même que la vente des illustrations, et la donation de mes planches, ce livre est une façon de fermer des dossiers, et d’en ouvrir un nouveau.

Propos recueillis par Céline Bagault

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François Schuiten. L’Horloger du rêve.
Par Thierry Bellefroid.
Casterman, 59€, le 20 novembre 2013.

Photos © Céline Bagault pour BoDoï.
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