Fred Bernard a la patience d’un tigre
Après une longue parenthèse bien remplie (L’Homme Bonsaï et Himalaya Vaudou, Cléo, Ursula…), Fred Bernard, 43 ans, retrouve son héroïne fétiche, Jeanne Picquigny, dans un nouvel album aussi épais (500 pages) qu’envoûtant, La Patience du tigre. Direction l’Inde cette fois, en passant par l’Angleterre, Marseille, le canal de Suez… Un trépidant feuilleton d’aventures, mais aussi le portrait attachant et fouillé de personnages hauts en couleurs, de ceux qu’on suivrait au bout du monde les yeux fermés. Mais ouvrez bien les vôtres, pour lire ce que Fred Bernard raconte sur Jeanne, la famille, les voyages, son dessin et l’importance de l’héritage et de la transmission.
Pourquoi avoir laissé de côté votre héroïne Jeanne Picquigny pendant si longtemps ?
Cette parenthèse n’est pas de mon fait, mais bien des éditions du Seuil où Jeanne était belle et bien prisonnière. C’est un peu comme si on m’avait séparé de mon amoureuse pendant 7 ans : elle a forcément un peu changé et moi aussi. J’étais donc très inquiet de la retrouver. Dans sa vie à elle, seulement deux ans s’étaient écoulés, deux années pendant lesquelles elle a pris son mal en patience avant de pouvoir repartir en voyage avec Eugène. De mon côté, j’accumulais les notes en attendant son retour… Pendant 7 ans.
Pourquoi l’emmener en Inde cette fois-ci?
Le bon côté de cette séparation, c’est le temps que j’ai eu pour retourner en Inde et au Népal afin de creuser mon idée et mes envies… Le pays magique de mon enfance reste l’Afrique, dont je ne me lasse pas ! Mais la découverte de l’Inde a été un choc et un enchantement auxquels je ne m’attendais pas. J’ai essayé de partager mes émotions et mes découvertes en y emmenant Jeanne et sa famille. Les temps ont changé, mais la nature, la spiritualité, les couleurs sont restées les mêmes. J’ai été surpris de retrouver les descriptions de Pierre Loti pratiquement à la lettre en découvrant certains temples, certains paysages. L’Himalaya et ses vallées verdoyantes sont proprement inimaginables vus des Alpes, que je connaissais bien pour y avoir crapahuté avec mon père. J’ai fait passer Jeanne là où je suis passé, admirer ce que j’ai vu, dormir où j’ai passé des nuits, manger ce que j’ai apprécié… Comme ça, je repars avec elle, et les lecteurs aussi j’espère !
Les thèmes de la postérité, de l’héritage, des choses qu’on laisse à ses enfants (des secrets, des trésors…) sont très présents. Cela vous touche-t-il particulièrement ?
Je n’y pense pas tous les jours mais presque… Ma famille m’intéresse au plus haut point et, depuis mon enfance, j’essaie de comprendre ce qui s’y passe, au passé comme au présent. Mon arrière-grand-père, né à la fin du XIXe siècle, me fascinait et m’impressionnait avec ses histoires de guerre… Et mes deux grands-pères, avec les leurs. Leurs femmes aussi, moins présentes dans les discussions dominicales, mais aussi moins pudiques dans les conversations intimes de cuisine… C’est par elles que j’ai appris les choses vraiment importantes, les petites histoires qui comptent. Certains secrets aussi… Tacitement ou non, consciemment ou non, on se débat tous avec ce qu’on nous a transmis involontairement. Et il faut se débarrasser de certains poids, réussir à en garder le meilleur pour avancer. Les objets restent, et j’aime toucher les meubles qui ont cohabité avec mes aïeux, des instruments de musique, les aquarelles ou la raquette de tennis de mon arrière-grand-mère, les lunettes à travers lesquelles ils ont vu et lu, pleuré de rire ou de colère. Je suis peut-être un fétichiste de la mémoire, mais pas nostalgique pour deux sous, comme disait ma grand-mère ! J’aime le présent et j’essaie juste de le comprendre…
Jeanne semble être la femme idéale, aventurière et raisonnable, séductrice et maternelle, drôle et nostalgique, cultivée et curieuse… Comment l’avez-vous conçue?
À mon sens, vu que c’est elle qui raconte son histoire, elle se donne sûrement le beau rôle… Plus sérieusement, j’ai imaginé l’Héroïne qui me manquait en BD, c’est très égoïste de ma part. Jeanne est un mélange de ma grand-mère et d’une ex-petite amie, et pour tout dire, j’ai gardé le meilleur de chacune d’elles ! Mais c’est aussi en elle que je distille mes réflexions et les découvertes que je fais en voyage, elle porte en elle le Candide curieux qui est en moi.
Dans quel personnage vous êtes-vous le plus projeté?
Je dirai moitié Jeanne, moitié Eugène… Je suis mi-stable, mi-raisin (fermenté). Eugène se laisse aller à des excès que je réprime, mais que j’ai observés chez des amis qui n’ont pas dépassé l’âge de 60 ans. Ça calme un peu… Eugène a des colères et des problèmes avec son père que je pense avoir résolus ou presque. De son côté, Jeanne s’efforce de rendre heureux cet homme qu’elle aime, et j’ai moi aussi, par le passé, dépensé beaucoup d’énergie pour maintenir à flots des amours qui n’étaient pas viables. C’est aussi épuisant que de construire un pont de sable sur un torrent. Les personnalités autodestructrices et les amours folles vous emportent avec elles tout au fond du trou… Je souhaite de tout mon cœur plus de chance à Jeanne et Eugène, et puis Victoire est là pour les aider !
D’où viennent tous ces noms extraordinaires, comme Thomas Love Peacock ou Pamela Baladine Riverside?
Je pense qu’ils définissent une partie de leur personnalité et leur donnent un aplomb immédiat. Thomas Love Peacock, c’est le nom d’un auteur anglais que j’adore (le grand-père d’Eugène dans mes histoires). Pamela Riverside, c’est une femme que j’adore et qui se faisait appeler ainsi dans l’intimité de notre relation, et j’ai ajouté Baladine pour que le voyage continue en musique… Aux Beaux-Arts, il y avait un étudiant qui signait ses dessins Bobby Davico et c’était son vrai nom ! Je trouvais ça incroyable et je me sentais bien commun d’écrire Frédéric Bernard… Nous étions d’ailleurs cinq Frédéric Bernard dans l’annuaire, dont un graphiste plus âgé que moi, et je recevais des coups de fil de ses clients. J’ai décidé d’utiliser « Fred » Bernard pour mettre fin aux nombreux quiproquos…
Pourquoi les clins d’oeil à Tintin?
Parce que Tintin au Tibet est mon épisode préféré, peut-être pas le plus réussi, mais le plus poétique. J’ai gagné mon exemplaire à un concours de dessin organisé dans mon village quand j’avais 9 ans. C’est écrit de la main de ma mère sur la page de garde. La transmission, encore… En outre, après avoir installé le Mokélé Mbêmbé dans La Tendresse des crocodiles et un Kraken dans L’Ivresse du poulpe, comment résister à la tentation de placer des yétis en Himalaya?
Ce nouveau volume est à la fois un récit d’aventure très premier degré (comme Le Tour du monde en 80 jours ou un Tintin justement) et une réflexion sur de nombreux thèmes, politiques, philosophiques, spirituels, littéraires… Comment doser ce mélange?
C’est très délicat… Je crains toujours d’en faire trop. Des lecteurs et des amis me disent : « C’est bavard, quand est-ce que ça démarre ton truc! » Et d’autres : « Vas-y, on en veut plus, développe ! « . Alors j’écris que ce que j’aimerais lire avec la peur d’ennuyer. J’espère être foisonnant sans être chiant. Les digressions doivent donner envie d’en savoir plus sur les sujets que j’aborde et qui m’intéressent, mais elles ne doivent pas entraver l’entrain et les aventures à rebondissements de mes personnages. Je passe un temps infini sur leurs dialogues et leurs répliques. J’essaie d’alterner les actions et les pauses, comme tous les auteurs que j’apprécie… En théorie, l’humour et la vitalité devraient pouvoir tout faire passer !
Au niveau graphique, on est également dans un mélange, entre carnet de voyages et séquences au plus près des personnages.
Graphiquement aussi, je recherche la vitalité et la vie. Figer, c’est mourir un peu ! J’ai mis beaucoup de temps à apprécier « mon dessin »… Aux Beaux-Arts, puis à Émile-Cohl, j’ai eu des expériences très différentes et très formatrices, du réalisme précis au lâcher prise total. De Michel Lucotte aux Beaux-Arts, qui avait été élève de Braque, à Yves Got que j’adorais à Émile-Cohl, j’ai tout essayé. Mais c’est en voyage que j’ai « trouvé » le trait qui, selon moi, allait pouvoir porter au mieux mes histoires et mes personnages. Aujourd’hui, je ne me sens plus du tout laborieux, je m’en fiche, je me sens bien. Je lâche mon trait, je juge sur pièce, et je garde ou je jette ! Je me dis : « On y est ! » ou bien « C’est nul, essaie encore ! » C’était difficile d’être fan de Pratt et de vouloir raconter de grandes aventures avec des personnages adultes, sans se trouver minable… Finalement, je me suis dit que je ne marchais pas dans ses traces mais à côté. En distillant « de l’intime sensuel féminin » dans « des récits d’aventures à la papa », je me suis libéré !
Sur une telle pagination (500 pages), comment construisez-vous votre découpage?
Très honnêtement, si je faisais un découpage précis, la plume me tomberait des mains. J’ai besoin de découvrir l’histoire au fur et à mesure afin de conserver mon énergie et ma motivation. Je déteste les « voyages organisés » ! Bien sûr, j’ai des points de chute et les scènes clés en tête. Je regarde loin devant, je prends mon élan et j’essaie de retomber sur mes pattes à l’arrivée. Et c’est un travail colossal de réunir la matière littéraire et la documentation… La plupart des dialogues sont très écrits afin, justement, de sembler naturels, et surtout drôles, le plus souvent possible ! Je n’oublie jamais que Jeanne, Eugène et leurs amis ont de l’humour en toutes situations ou presque. C’est une qualité que je recherche dans la vie aussi. Je ne compte pas le temps que je passe à écrire ou à dessiner, je fais ce que j’estime avoir à faire pour satisfaire les lecteurs. J’ai gardé plein d’idées pour plus tard, mais La Patience du tigre a malgré tout atteint les 500 pages alors que je comptais sur 350 ou 400 maximum. Et puis Casterman ne voulait pas que le livre soit trop cher…
L’histoire de Jeanne est une vraie saga, puisqu’elle s’étend jusqu’à celle de sa petite-fille Lily (on rejoint le thème de l’héritage). Comptez-vous la/les poursuivre? Avez-vous déjà un grand schéma précis en tête?
Depuis La Tendresse des crocodiles, j’ouvre des portes que je laisse volontairement ouvertes pour la plupart , au cas où… Une démarche opposée aux histoires que j’écris dans mes albums jeunesse avec François Roca, où je repars à zéro à chaque nouveau projet avec de nouveaux personnages. J’aimerais continuer de front les histoires de Jeanne autrefois et de sa petite-fille Lily aujourd’hui. Et pourquoi pas celles de leurs descendants dans le futur… Continuer de tendre des ficelles et des passerelles entre les générations et les époques… Je connais le but, mais pas le chemin. J’ai envie de découvrir leur vie au fil de l’écriture, à mesure qu’elles se dévoilent et qu’elles évoluent, au gré de mes rencontres et de mes découvertes, et par rebond, des leurs… On m’a mis des bâtons dans les roues, et je n’ai pas pu progresser comme je l’entendais sur cette saga. Mais grâce à ce contre-temps, j’ai pu développer l’histoire de L’Homme-bonsaï, puis celle de Cléo, raconter la vie de ma copine Ursula qui insistait pour que je le fasse depuis des années. Elle a malheureusement mis fin à ses jours au moment où je terminais La Patience du tigre et la réalité a rattrapé les tentatives de suicide que j’imaginais de la part de Victoire Goldfrapp. Chaque livre que je réalise est une pièce d’un puzzle, dont je connais le dessin final, une biographie camouflée de ma famille et de mes amis. J’imagine un cercle intime de personnages qui sont mes amis, et deviendraient les amis de mes lecteurs. Les amis des amis de mes amis, comme dans la vraie vie…
Quels sont vos autres projets?
Depuis des années, je rassemble les anecdotes de mes grands-pères, tous deux nés en 1923 (à l’époque de Jeanne! ), l’un maçon d’origine italienne, l’autre vigneron bourguignon. Je veux réaliser ce livre pendant qu’ils sont encore là. Ensuite on verra…
Propos recueillis (par email) par Benjamin Roure
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La Patience du tigre.
Par Fred Bernard.
Casterman, 24 €, septembre 2012.
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