Frédéric Bézian, un « Aller-retour » en enfance
C’est un enquêteur mélomane, qui arpente un petit village français des années 60, construit en cercles concentriques. Et finit par se retrouver face à son passé… Dans Aller-retour, faux polar littéraire et enthousiasmant, Frédéric Bézian tisse une toile mystérieuse, introspective et onirique. Il s’en explique pour BoDoï.
Qui est Basile Far ?
C’est un homme qui revient dans un décor d’enfance pour mieux en sortir. Une espèce de Tintin un peu monstrueux, haut de deux mètres, trop grand pour cet environnement dont il doit faire le deuil. Comme souvent, je me suis amusé avec les symboles pour lui trouver un nom : Basile veut dire « roi » en grec, et Far renvoie au mot anglais signifiant « lointain ». Ce personnage du détective est typique d’une imagerie collective, c’est un curseur intéressant pour celui qui le suit : il est le guide parfait pour une quête, permettant de cheminer d’un point à un autre.
Comment avez-vous conçu ce décor, capital dans la narration ?
C’est celui de ma propre enfance, dont je peine à me défaire. J’ai la chance que mon travail me permette de faire ce que Proust appelait la mise en oeuvre, c’est à dire organiser mon ressenti et le coucher sur le papier. Ce qui peut aboutir à une forme de catharsis.
Ce fut le cas avec Aller-retour ?
C’est encore trop tôt pour le dire, mais je me sens plus léger, en paix, dégagé d’une nostalgie excessive. J’ai choisi de ne pas nommer l’endroit dans l’album, pourtant j’ai le sentiment de m’être livré comme jamais auparavant. Et ce, alors que je n’aime pas me lancer dans des récits autobiographiques – bien que certains soient des chefs-d’oeuvre : ils me donnent la désagréable impression d’enfiler le slip d’un autre ! J’ai essayé de m’y mettre, mais le projet est resté dans mes cartons. J’ai besoin de la fiction, qui permet une certaine distance. L’idéal, c’est la technique de Proust : utiliser la première personne en se glissant dans la peau d’un narrateur, et mélanger trois ou quatre personnes réelles pour obtenir un personnage. Cela évite d’être blessant et impudique.
Que se passe-t-il dans le village où vous situez l’intrigue?
Deux temporalités se télescopent, celle de la déambulation de l’adulte, ici et maintenant, et celle du passé, à une hauteur de vue différente. C’est pour cela que j’ai dessiné les trois quarts des plans en contre-plongée, pour garder une vision enfantine des choses. Par le biais de ce bourg construit en cercles concentriques, j’ai créé une atmosphère particulière, de confort mais aussi d’enfermement : on se sent coupé du monde, on tourne en rond. J’ai dû quitter le village l’année de mes dix ans, juste avant la préadolescence. Ce fut un double changement de monde. Et, par un hasard ironique, j’ai emménagé dans une ville bâtie en carrés… Il m’a fallu me battre pour accepter cette rupture avec l’enfance.
Avez-vous souhaité rendre hommage au genre polar ?
Pas vraiment. Je m’amuse avec différents genres – policier, thriller, fantastique… – depuis quelques années. Ici, j’ai certes joué avec les codes du polar des années 50-60. Mais j’ai surtout été inspiré par le film Maigret et l’affaire Saint-Fiacre de Jean Delannoy. Ce n’est pas un chef d’oeuvre, mais ses acteurs [dont Jean Gabin, Michel Auclair et Robert Hirsch] sont fabuleux. J’ai dû le voir deux cents fois ! C’est la seule des enquêtes écrites par Simenon où l’on voit Maigret revenir sur les traces de son enfance. Le long-métrage a été tourné en 1959 dans un décor qui ressemble à peu près à celui de mes premières années – je suis né en 1960. Celui d’un village provincial sous De Gaulle, avec une voiture qui passe toutes les demi-heures, et personne dans les rues.
Votre graphisme est aussi codifié.
Oui, j’ai cherché à obtenir une matière un peu rétro à l’aide d’un noir et blanc tramé et d’un pinceau. J’ai été inspiré par les styles d’Alex Raymond (Agent secret X-9), de Milton Caniff ou encore de Jean-Claude Forest…
Pourquoi faire d’Aller-retour un album aussi littéraire ?
Cela m’a paru évident, dès le début. Comme je savais précisément ce que je voulais faire visuellement – un voyage dans le temps, en noir et blanc, encadré de façon symétrique par deux séquences en couleur -, je me suis concentré sur l’écriture seulement des mois durant. J’ai cherché à décrire un monde intérieur. Pour ce faire, je suis entré dans un état quasi second : j’ai puisé au fond de moi des choses que je n’avais jamais formulées, en tout cas par écrit. Après, le reste est venu tout seul. A l’aide de digressions, d’une dilatation du temps, j’ai tenté de suggérer des rythmes, alors qu’en apparence il ne se passe rien pendant 80 pages. Certains lecteurs se sont d’ailleurs sentis floués…
C’est-à-dire ?
Ils ont été déçus qu’il n’y ait pas de réelle enquête policière, ni de péripéties. En quelque sorte, je récolte ce que j’ai semé… La plupart de ces désappointés sont assez jeunes. Peut-être faut-il être plus vieux pour que la mécanique de la réminiscence, à laquelle je fais appel pour ce livre, fonctionne pleinement. En tout cas, c’était étonnant de voir que la presse a été dithyrambique, alors que les réactions sur les forums étaient catastrophiques. Je lis aussi ici ou là que je reviens après cinq ans d’absence… Or je ne me suis pas endormi depuis Les Garde-Fous ! J’ai publié La Belle Vie – qui a fait un flop -, travaillé sur un dessin animé, honoré une commande du musée Bourdelle…
Quel cinéphile êtes-vous ?
Je suis un inconditionnel de Jean Vigo, je me demande ce que je ferais sans lui : son oeuvre m’habite, me nourrit, me tient debout. Dans son cinéma – un peu foutraque, mais qui reste cohérent -, on trouve de la liberté, de l’engagement, de la générosité, et une tendresse sidérante. Qu’est-ce que c’est bon, un film de Vigo ! Et cet homme a eu une vie extraordinaire. A l’âge de dix ans, il a vu Jaurès se faire assassiner à deux tables de lui… Par ailleurs, je n’aurais pas fait Aller-retour si je n’avais revu avant tout Orson Welles et tous les films de Godard des années 60.
Quels sont vos projets ?
Un album qui n’a rien à voir avec Aller-retour – ceux qui ne l’ont pas aimé vont être contents ! Il s’agit d’une adaptation, avec Noël Simsolo, du feuilleton radiophonique Docteur Radar. Un pastiche d’un roman des années 20 avec un savant fou et des fêlés complets, un truc hilarant et dément… Je suis prêt à m’amuser. Je dois remettre 62 pages couleur à Drugstore pour novembre 2013.
Pourquoi ne pas le faire paraître chez votre éditeur habituel, Delcourt ?
Ça ne l’intéressait pas – mais j’ai pour lui, dans mes cartons, un projet différent. Du coup, pour Docteur Radar, j’ai dû reprendre contact avec le milieu des affaires… J’ai été étonné par la profusion de gens qui ne répondent même pas. Et j’ai réalisé que, pour certains éditeurs, je suis un parfait inconnu. Il faut dire que j’ai commencé à travailler dans les années 80, lorsqu’on ne publiait « que » 300 à 500 albums par an… Aujourd’hui, comment s’y retrouver quand ce sont plusieurs milliers de livres qui sortent ?
Propos recueillis par Laurence Le Saux
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Aller-Retour
Par Frédéric Bézian.
Delcourt, 16,95€, le 4 janvier 2012.
Images © Bézian / Guy Delcourt productions. Photo © Olivier Roller
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