Frederik Peeters, corps et « aâma »
Nous avions déjà dit, sur BoDoï, tout le bien que l’on pensait des deux premiers tomes d’Aâma (ici et là), la très ambitieuse et réussie série de science-fiction signée Frederik Peeters, récompensée lors de la dernière édition du festival Quai des bulles de Saint-Malo. Le troisième est par ailleurs tout aussi excellent ; ses scènes oniriques et autres paysages hallucinatoires devraient nous rester encore longtemps en mémoire. À l’occasion du passage à Paris de l’auteur genevois, nous avons voulu en savoir plus sur la réalisation de sa captivante saga.
Vos albums prennent souvent le contre-pied de vos productions antérieures. Qu’est-ce qui vous a poussé, cette fois-ci, à vous lancer dans la réalisation d’Aâma ?
Je pense que j’avais envie de proposer aux lecteurs un récit ambitieux, et qui m’amuserait, aussi, car je savais bien que j’allais y consacrer plusieurs années. Ça avait été le cas avec Lupus. Avant Aâma, j’avais sorti Château de sable et les deux tomes de RG, pour lequel il fallait que je fasse quantité de recherches : sur les voitures, les publicités… Bref, j’avais envie de changer de registre. C’est exactement comme quand tu as une envie de soleil, et que tu pars deux mois en voyage… C’est ça qui m’a poussé à me lancer dans Aâma.
La notion de plaisir revient souvent dans vos propos. Vous vous décrivez même parfois comme « un dessinateur hédoniste »…
Ah oui, j’ai dit ça ? Eh bien, c’est juste que j’ai choisi de faire de la bande dessinée parce que ça me plaît ! Encore aujourd’hui, j’attends que mes week-ends se terminent, histoire de me replonger au plus vite dans mon travail ! Et puis je commence à avoir un peu de bouteille… Si je me lance dans un projet qui va durer quelques années, je sais pertinemment que ça va être très long, que je serai tout seul et que je n’aurai quasiment aucun retour sur mon travail… Le premier principe, qui me permet de conserver cette énergie, ce plaisir, et m’évite de m’ennuyer, c’est l’improvisation.
Pourtant, l’univers d’Aâma paraît extrêmement cohérent…
En fait, quand je parle d’improvisation, ce n’est pas d’écriture automatique dont il est question, contrairement aux surréalistes. Il n’y a pas ici de place pour un quelconque accident. Lupus, c’était de la pure impro. Quand tu fais ça, plein de choses miraculeuses, auxquelles tu n’avais pas pensé, peuvent se passer, mais l’exercice a ses limites… Des choses que tu aimerais faire, mais que tu ne peux pas. Avant de me lancer dans Aâma, j’ai pris un mois pour réfléchir à un vrai thème de SF, contrairement à Lupus, qui était ironique. Ensuite, une fois que j’ai bien défini les personnages principaux et que tout est en place, je sais exactement où je vais – d’ailleurs mon histoire commence par la fin, ou plutôt une fin, et je ne peux pas me perdre en route ! Mais j’élabore mes histoires en même temps que je les dessine ; chaque soir, je réfléchis aux images que j’incorporerai le lendemain. Et l’écriture se poursuit comme ça sur les quatre ans de production de la série. S’y intègrent alors des événements de ma vie, comme une rencontre ou un décès, des éléments d’actualité… Du coup, mon récit est toujours « vibrant », et j’y suis toujours très connecté émotionnellement !
Bizarrement, on ne vous a jamais questionné sur les origines du terme « Aâma »…
Effectivement, on me l’a posée pour la première fois ce matin-même ! En fait, je suis simplement parti du mot « âme » – même si moi je crois que l’esprit, c’est le corps, mais ça m’intéressait justement de confronter cette notion d’âme, humaine et de toute chose, à la technologie. J’ai essayé d’en trouver des traductions, en hébreu, en grec et dans d’autres langues, mais ça ne sonnait pas bien, c’était souvent trop sec. Alors j’ai finalement opté pour un dérivé du mot français. C’est un titre avec lequel je me sens toujours un peu inconfortable, et c’est très bien comme ça : que ce soit les lecteurs ou moi, on ne sait pas vraiment comment « saisir » cette substance.
Techniquement, cette série est assez différente des précédents albums : on y trouve des planches de trois ou quatre bandes, des cases obliques, d’autres courbes, des paysages complètement délirants… Ces expérimentations graphiques participent-elles du plaisir que vous semblez rechercher ?
Je crois surtout que c’est le format A2 de mes planches, celui pour lequel avaient opté Gillon et Forest dans les années 70, qui m’a contraint à changer de technique. Je n’avais jamais eu affaire auparavant à un tel changement d’échelle, et c’est très différent de dessiner un visage en très grand. Aussi, je voulais proposer un récit de voyage qui dépayserait les lecteurs, avec beaucoup de personnages et de décors différents, une sorte d’évasion visuelle… Ça n’est donc pas la recherche du plaisir qui conditionne la forme du dessin, mais le récit.
Comment résumeriez-vous cette histoire, d’ailleurs ?
Le fil rouge, à ne pas perdre de vue, c’est qu’il s’agit d’une histoire d’amour entre un père et sa fille. Après, j’y développe un thème plus typiquement SF, qui pourrait tenir en une phrase : « L’homme augmenté est-il un homme diminué ? » Le fait que l’on soit constamment reliés, que l’on communique de plus en plus par bits va-t-il d’anéantir ce qu’il y a d’humain en nous, ou est-ce au contraire la seule façon de survivre ? On y retrouve aussi quelque chose du mythe prométhéen : à force de vouloir jouer les dieux, ne risque-t-on pas se faire éternellement bouffer le foie par un aigle ? Verloc, le personnage principal, est convaincu que le monde dans lequel il vit n’est que décadence absolue, et s’oppose fortement à ce système. Il éprouve de la nostalgie pour une époque passée, dans laquelle les grands esprits avaient leur place. Mais pour sauver sa fille, il pourrait bien laisser de côté quelques-unes de ses convictions. Il y a là d’ailleurs un parallèle évident à faire avec moi, qui vis aux côtés de gens qui sont malades chroniques ; on est bien obligés d’avoir recours aux technologies de la médecine moderne, et heureusement que ces dernières existent !
Les personnages d’Aâma sont en constante évolution, au même titre que les paysages qu’ils traversent.
Là, je pourrais reprendre la phrase de Moebius, que je cite souvent : « la science-fiction est le meilleur moyen de dessiner à l’extérieur les paysages intérieurs des personnages ». Le scénario d’Aâma s’est même construit en fonction de cette phrase ! Les différents personnages progressent dans un paysage en évolution accélérée, et ce paysage fait écho à leur propre cheminement intérieur. Au bout d’un moment, ils deviennent même une part de ce paysage ; la « réalité » devient alors totalement insaisissable…
Aâma est certes une série de science-fiction, mais les questionnements de vos personnages pourraient bien être ceux de tout un chacun…
Oui, je puise beaucoup dans la vie de tous les jours. J’ai par exemple un frère, qui est dans la finance et l’informatique ; on se ressemble sur certains aspects, mais on est aussi très différents l’un de l’autre. Eh bien, on retrouve dans la série cette relation entre deux frères, à la fois proches et opposés. Il y en a un qui accepte la société, qui y participe même, et l’autre qui la combat. Ça crée des tensions, des ressentiments, des non-dits… et c’est justement la matière que je préfère écrire.
Pourquoi avez-vous ressenti la nécessité de créer un blog, accompagnant la confection de cette série?
Comme j’improvise beaucoup, il n’y avait souvent pas de trace du chemin parcouru. Et quand les journalistes me demandaient pourquoi j’avais fait telle ou telle chose, je ne m’en souvenais plus ! Du coup, j’ai décidé de présenter sur ce blog mes influences, ou références, que j’ai puisées un peu partout, sauf justement dans la science-fiction ! Ou peut-être un peu en littérature, puisqu’on n’y trouve pas d’images… C’est ce qui fait qu’on arrive à un univers que j’espère inhabituel.
Combien la série comptera-t-elle finalement de tomes ?
Il y en aura quatre, et le quatrième sera probablement un peu plus épais.
Rêvez-vous parfois d’une adaptation de cette série sur grand écran ?
Aâma ne ressemble pas à ce qui se fait d’habitude. Mais si un producteur est prêt à investir 150 millions de dollars dans ce projet, je crois que j’aurai de nouveau foi en l’humanité ! Contrairement au cinéma, la BD permet de déployer ce type d’univers… En revanche, Pilules bleues sera prochainement adapté en téléfilm, pour Arte. Le tournage vient de commencer. Et je suis à la bonne distance de tout ça, c’est à dire assez loin…
Propos recueillis par Pierre Gris
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Aâma #3.
Par Frederik Peeters.
Gallimard, 17,25 €, le 10 octobre 2013.
Images © Frederik Peeters/Gallimard
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