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Frederik Peeters : « J’ai la sensation d’un paradis perdu »

6 juin 2019 |

saccage_couv Frederik Peeters n’en avait pas fini avec Aâma, sa grande série de science-fiction parue chez Gallimard. Il avait envie, besoin, de creuser des thèmes juste effleurés, exacerbés par sa lecture du livre La Supplication de Svetlana Alexievitch, qui recueille des témoignages de personnes touchées par la catastrophe de Tchernobyl. Alors, l’auteur suisse s’est fait confiance – et l’éditeur Atrabile aussi – et s’est lancé dans la construction et le modelage d’un livre d’images sans mot, Saccage, plein de détails signifiants et de figures fantastiques. Plongeant le lecteur dans le doute, le malaise, l’interrogation. Frederik Peeters revient sur ce processus de création qui l’a ennivré, en prenant bien garde de ne pas tout dévoiler.

Pourquoi cet album en format à l’italienne, une succession de tableaux qui décrivent l’effondrement du monde ?

J’avais une petite frustration. Je voulais faire une BD abstraite, psychédélique et je voulais le projet audacieux. L’éditeur Atrabile était celui qui correspondait le plus.

Saccage, d’ailleurs, raconte-t-il une histoire ?

J’avais une histoire de base qui a fini par disparaître. Je l’ai pensé avec un personnage principal et deux personnages annexes. Ce personnage est mort enfant lors d’une catastrophe nucléaire qui ressemblerait à Tchernobyl. Ses parents deviennent fous, le père tue sa mère à coups de marteau. Bref, l’horreur. Il est évacué très vite mais meurt, contaminé par les radiations. Il se réveille quelques années plus tard. Le monde est ravagé. Il se met en route mais conserve les séquelles. Il doit se bander les jambes pour pouvoir marcher. Il croise un enfant composé d’eau, son reflet en réalité. Il voit ensuite toutes les temporalités, atteint une dimension messianique et finit par se fondre dans « La Chute des damnés » de Rubens. Le premier chapitre convoque les images du passé, liées à ses souvenirs. Pour résumer, la zone est dévastée, condamnée, sans vie et il entreprend d’en sortir. Le personnage jaune est mutique, sorte de messie détaché, né dans une centrale nucléaire effondrée.

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Quel a été le processus d’écriture ?

Mon objectif, c’était de rendre intelligible ce que je viens de vous expliquer. Quand on écrit, le fait de s’y mettre enclenche la pensée, l’imagination. Pour le dessin, c’est pareil. Vous créez une trame et la main enclenche le cerveau. C’est un processus physique. Si on n’est pas contraint de dessiner des choses chiantes, genre une Clio, le cerveau se libère et les possibilités s’ouvrent naturellement. Je l’ai d’abord pensé comme un album classique. J’ai ensuite enlevé des cases, des textes, j’ai essayé des choses et la main est devenue le guide. Si elle est d’accord, tout va bien, ça marche mais ça peut aussi clocher. Vous le sentez au bout de 8/10 pages si cela fonctionne ou pas. Ce processus répond à une question : qu’est-ce que le cerveau peut libérer comme images ? C’est expérimenter une forme de liberté.

Saccage est-il une esthétisation de l’Apocalypse ?

saccage9Oui, ça revient à parler de ma vision du monde. Ma tendance, c’est de voir de la beauté dans les choses, là où normalement il n’y en a pas. Je peux être désespéré ou misanthrope mais je n’ai pas pour autant envie d’arrêter de vivre. Pas au point de souhaiter la mort, la souffrance, la violence. Quand j’emprunte le TER, il m’arrive de traverser des zones sinistrées, de voir des usines abandonnées, une zone industrielle désertée. Ailleurs, des fast-foods, des échangeurs autoroutiers, tout peut être digne de beauté. Il suffit d’une bonne lumière, d’un soleil couchant. La beauté est aussi dans les ruines et la rouille. Si l’on observe en effet une lente déliquescence, je ne crois pas non plus à l’apocalypse.

C’est donc un regard sur le monde en général et l’Occident déliquescent en particulier ?

On observe une pulsion de jeunesse. La croissance ou l’écrasement démographique impacte les infrastructures, rend les villes tentaculaires, invivables et l’environnement n’arrive pas à suivre. Ça me fait penser aux installations électriques dans les villes indiennes. À Mumbaï, mégapole située en bord de mer, le trafic est tel qu’ils construisent des autoroutes sur pylône au-dessus de la mer. Un chauffeur de taxi me disait que cinq ans plus tard, le pont serait déjà obsolète.

Mais Saccage, par ses couleurs pop et ses images d’Eden, raconte autre chose que l’Occident finissant ?

Je ne l’ai jamais vu mais j’ai la sensation d’un paradis perdu. Une sensation irrationnelle, quelque chose de l’ordre d’un monde qui disparaît au profit d’un autre. Saccage évoque aussi la déliquescence physique. Mais je ne voudrais pas vivre pour autant aux XVIIIe/XIXe siècles, ni dans une Antiquité gréco-romaine fantasmée.

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Avez-vous changé de technique graphique ?

Un format A3, du papier épais et confortable (200g), avec une base de pinceau noir. 80% s’est fait au stylo à bille. En amont, j’ai besoin de faire un gros travail de crayonné pour composer ce genre d’images, les équilibrer. Je fais l’encrage et je gomme le crayonné, je scanne ensuite et je fais les couleurs par Photoshop. Surtout des aplats, pas de texture ou de dégradé. J’ai jeté beaucoup de dessins, une quinzaine. Comme autant de fausses pistes mais utiles car les chemins de l’erreur mènent à une qualité plus grande. J’en ai gardés d’autres, les ai recomposés. Le dessin qui suit celui avec les cornes bleues et le téléphone portable, celui où le personnage chute en arrière le long d’une sorte de barrage en béton m’a pris des jours de bricolage.

saccage5Mais vous n’avez pas voulu faire uniquement des tableaux à valeur juste illustrative ?

Cet album reste de la lecture. Quand je fais Saccage, c’est pour être lu. Bastien Vivès, par exemple, avec son épure graphique, a bien compris le fonctionnement du système. Les lecteurs passent une demi seconde par case. C’est juste une info pour eux. Il est de plus en plus rare de se perdre dans l’image. Dans Saccage, la lecture, c’est le dessin. Les grandes cases, le foisonnement de détails et le fait d’être muettes lui confèrent du rythme. Le message sera enregistré de façon subliminale. Dans les images, juste une ou deux infos. Il faut ensuite rajouter de la profondeur, de la texture pour être pleinement saisi. Saccage serait entre la peinture ancienne et la BD, pas vraiment situable. Le reste appartient aux lecteurs.

Avez-vous justement des retours ?

Les journalistes sont très enthousiastes et certains y voient même une nouvelle manière de faire de la BD. Bon, ils se trompent car je n’invente absolument rien. Il suffit de se pencher un peu sur l’histoire du 9e art. Les gens sont très en attente, de clés, de pistes de lecture. Et me placent dans la situation d’un gourou, gardien d’une légende, d’une portée magique. Mais non, je n’ai aucun secret à livrer, aucune clé à fournir. C’est juste de la sueur, beaucoup de temps passé (un an) et des petites douleurs (j’ai eu mal aux doigts !). Certains voient des choses que je n’ai pas mises, beaucoup voient de quoi ça parle. Certaines personnes étaient ébranlées, intensément marqués. D’autres perplexes, hein… Ça me réjouit de susciter des réactions.

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Et pour vous, qu’a suscité le livre?

Une forme d’ivresse à le faire. Rien de magique ou une plongée dans des mondes parallèles, non. Mais un mystère à créer. Dionnet parlant de Moebius disait que les antennes sont connectées à l’intérieur de soi. S’il y a hypnose, transe, je crois plutôt aux portes de l’esprit. Vous avez des charnières qui grincent et d’un coup, des trucs surgissent sans savoir pourquoi. J’improvise à moitié car j’ai une discipline, de l’expérience et je me fais confiance sur certains points. Même si je ne connais pas la fin, je sais qu’une d’une manière ou d’une autre ça fera sens. Et puis tout ça n’est que de la BD, je ne cherche pas à faire un chef d’œuvre. Saccage m’a forcé à plonger dans le travail de certains artistes : peintres italiens, toscans de la Renaissance, les primitifs flamands. Le travail de Germaine Richier, sculptrice de silhouettes monstrueuses. Il me force à créer des collisions temporelles, des connexions. Et tout ça apparaît d’une manière ou d’une autre dans le résultat et la succession de ces images.

Propos recueillis par M.Ellis

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Saccage.
Par Frederik Peeters.
Atrabile, 96 p., 23 €, mars 2019.

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