Gaétan Nocq : « L’humain émerge toujours »
Gaétan Nocq, après des études en arts appliqués, s’est spécialisé dans le carnet de voyages, tout en enseignant le design graphique dans des écoles d’art. Il y a trois ans, à l’âge de 46 ans, il se lance dans la bande dessinée avec les éditions de La Boîte à bulles. Après Soleil brûlant en Algérie, il se distingue cette année avec Capitaine Tikhomiroff. Rencontre avec l’auteur à l’occasion de l’exposition de ses planches à la Maison des Peuples et de la Paix, une association bénévole angoumoisine.
Comment êtes-vous venu à la bande dessinée ?
À l’origine, j’ai réalisé des carnet de voyages ou de reportabges pendant vingt ans, autant en France qu’au Pakistan, en Afrique, au Moyen-Orient. J’ai pas mal baroudé ! Ces voyages m’ont permis de mettre en place une écriture graphique sur le vif que maintenant je réinvestis depuis trois ans dans la narration de mes BD. Un travail axé sur l’énergie, le mouvement, un dessin « en train de se faire ». Ce n’est pas de la ligne claire. Les carnets de voyages que nous faisions, notamment au sein du collectif des Carnettistes tribulants, n’étaient pas un outil « d’exotisme ». C’était un moyen de faire du reportage, parfois juste à côté de nous, comme dans l’ouvrage Banlieues nomades. Toute cette expérience a nourri mon travail, mon regard.
Votre rencontre avec Alexandre Tikhomiroff fils semble décisive. Dans quel contexte s’est-elle effectuée ?
La rencontre avec Tiko s’est faite grâce au musée de l’Immigration à Paris. C’est à la base un projet des carnettistes : le musée souhaitait qu’on intervienne dans la galerie des dons, là où les immigrés ou leurs descendants donnent un objet emblématique de leur vie. Alexandre père avait été musicien de cirque à son arrivée en France, pour s’en sortir financièrement. Il avait donné au musée son cor d’harmonie. J’avais extrait des phrases du livre La Tasse de thé, biographie du père écrite par le fils, et j’en avais fait des affiches, à la manière des affiches de cirque. De là, j’ai rencontré le fils et nous avons sympathisé. Il m’a montré les deux récits que lui avait écrits, dont Une caserne au soleil, qui m’a donné envie de me lancer dans mon premier roman graphique, Soleil brûlant en Algérie.
Avez-vous été séduit davantage par le personnage ou par le sujet ?
Un peu par les deux. Il y avait la guerre d’Algérie, un sujet tabou qui renvoyait à une histoire dont on sent que tout n’est pas encore réglé, et le personnage de Tiko, son regard sensible sur cette guerre. Il y fait son service militaire pendant 27 mois, c’est un gamin de vingt ans, qui trouve ce pays très beau, sans être pour autant dans le déni de la guerre. J’aimais bien ce paradoxe : il parle des montagnes qui l’attirent, tout en sachant que derrière, c’est peut-être la mort qui l’attend.
Et de nouveau, vous vous êtes intéressé au père.
J’ai choisi d’adapter la première partie du livre La Tasse de thé. Celle sur la guerre civile russe et la fuite du pays par Alexandre père, qui s’était engagé du côté des armées car son propre père était fidèle au tsar. Dans le livre, il y a toute une seconde partie sur la vie en France et la Seconde Guerre mondiale, mais ce n’était pas mon sujet. Je voulais narrer l’épopée qui pousse le capitaine Tikhomiroff à émigrer vers la France, traversant les plaines ukrainiennes.
Ce choix n’était-il pas dicté par un désir de dessinateur ?
Forcément, j’ai cette sensibilité du voyage. Ici, c’est un voyage de survie. Je trouvais intéressant de passer des ambiances minérales de Soleil brûlant en Algérie aux plaines d’Ukraine de Capitaine Tikhomiroff, entre froid hivernal et été chaud. Dans certaines planches, j’ai pensé au cinéma : une caméra fixe, un plan séquence. La caméra est posée sur l’immensité et le vide du paysage. Cela crée une angoisse, et j’amène les deux personnages qui s’enfoncent, qui fuient, pour finir par disparaître dans le paysage. Pour moi, cela a plus de sens que de s’appesantir sur le massacre d’un bataillon de l’armée blanche au détour d’une plaine.
Vos choix graphiques créent un contraste entre fonds dilués tantôt chauds tantôt froids, et un crayonné furieux qui hachurent les silhouettes.
Une planche, je la construis à partir d’un format mi-raisin : c’est la moitié d’une feuille de 50 × 65 cm. Je construits mes cases, selon le schéma narratif voulu, puis je pose les masses de couleur. Je reviens ensuite à la mine graphite pour les ombres et les personnages, toujours avec des hachures pour donner de la vibration, de l’énergie. Cette impression de crayonné vient peut-être de mes inspirations, les dessinateurs du XIXe siècle, comme Gustave Doré. Mais dans cet album, ce sont surtout les ruptures chromatiques, qui font passer des gris-bleus au rouge pur, que j’ai aimées réaliser. Souvent l’incursion du rouge traduit une charnière dans le récit. Je fais monter la couleur en fonction des coups de chances, actes tantôt héroïques, tantôt plus lâches, de cette étonnante histoire de survie. Par exemple, quand ils sortent du bois, on leur demande s’ils sont des « blancs » ou des « rouges ». De leur réponse dépend leur survie, c’est donc là que j’ai monté la couleur… Il répond rouge, et ils ont la vie sauve. Puis dans les planches suivantes, je fais descendre la couleur, puisque la tension baisse mais aussi parce qu’on va vers la fin de la journée : avec une touche de bleu, on « désature », avec du blanc, ça rosit… et le capitaine s’en va, sain et sauf, bien qu’au milieu des troupes bolchéviques. Enfin, je scanne ma planche que je retravaille et surtout dans laquelle j’insère une typographie conçue exprès pour l’album, à partir de mes lettrages faits à la main. Je n’ai pas cherché quelque chose de clean, j’ai voulu créer une impression d’écriture manuscrite. C’est assez long et compliqué !
Quel est votre prochain projet ?
On restera dans le domaine de la guerre : la Seconde Guerre mondiale, en Pologne, en 1940. C’est l’histoire d’un lieutenant de réserve de l’armée polonaise, Pilecki, qui s’engage dans l’armée de résistance, et qui va infiltrer Auschwitz, pour mener un soulèvement, créer une armée de révolte. Il ne sait pas à quel point Auschwitz est un camp terrible et il va devoir sauver sa vie. Mon ouvrage va montrer l’entraide, la richesse du rapport humain… C’est un hommage à l’humanité. Il va s’évader, mais sa vie après la guerre sera tragique car ses actions d’espion polonais antisoviétique vont causer sa perte dans un contexte de guerre froide.
Je resterai fidèle encore à une histoire de guerre vécue par un individu, avec sa sensibilité, son histoire personnelle, sa force et ses faiblesses. Encore une fois, je ne ferai pas un récit héroïque, pompier et manichéen. Je refuse le regard moralisant. Dans mes voyages, j’ai croisé des situations conflictuelles, des groupes armés, et malgré cela j’ai remarqué que l’humain émergeait toujours.
Propos recueillis par Marc Lamonzie
_________________________________
Capitaine Tikhomiroff.
Par Gaétan Nocq.
La Boîte à bulles, 28 €, octobre 2017.
Soleil brûlant en Algérie.
Par Gaétan Nocq.
La Boîte à bulles, 20 €, mars 2016.
_________________________________
Publiez un commentaire