Gess, la Pieuvre par deux
Dessinateur inspiré des séries Carmen Mc Callum, La Brigade chimérique ou L’Oeil de la nuit, Gess avait fait sensation en signant en 2017 La Malédiction de Gustave Babel, premier tome de l’anthologie Les Contes de la Pieuvre. L’an dernier, un deuxième album, Un destin de Trouveur, validait et approfondissait chacune des bonnes inspirations de l’auteur en asseyant un peu plus le potentiel fictionnel de ce Paris 1910 crapuleux revu à la sauce superpouvoirs, pardon « talents ». Rencontré au Festival d’Angoulême en janvier dernier, Gess nous a raconté la naissance de la Pieuvre et dévoilé ce qui nous attend pour la suite, avec la passion d’un historien ayant ramené de ses virées aux archives mille anecdotes et autant d’idées pour ses Contes.
Est-ce pendant que vous travailliez sur La Brigade chimérique qu’a germé l’idée de cette nouvelle fresque en costumes dans un Paris tout aussi fidèlement retranscrit ?
Quand nous travaillions sur La Brigade, Serge Lehman me demandait de dessiner des endroits très précis de Paris en 1938. J’ai cherché beaucoup de documentation et c’est comme ça que j’ai découvert le travail d’Eugène Atget et de Charles Marville, qui ont photographié Paris à la fin XIXe-début XXe. Marville a pris ces clichés dans une optique de conservation, pour garder une trace des demeures qui disparaissaient à mesure qu’Haussmann conduisaient ses travaux. Ses photos montrent un Paris qui n’est pas du tout celui des boulevards et des grands monuments, mais celui des petites rues, des venelles vraiment sales de la fin du XIXe siècle. Je suis un fan de romans noirs et j’ai eu envie de raconter l’histoire d’un groupe de personnes différentes dans ce Paris-là, confrontées à une mafia, pour le coup complètement fictionnelle, qui représente l’ultralibéralisme dans toute sa splendeur.
La filiation avec la Brigade se manifeste-t-elle aussi dans les super-pouvoirs que l’on retrouve dans l’univers de la Pieuvre ?
La Brigade m’a certes fait réaliser qu’il était possible de mettre en scène des gens qui ont des pouvoirs en France. Mais l’idée des talents proprement dits me vient de deux autres œuvres. D’abord Alvin le Faiseur [d’Orson Scott Card] dont j’ai illustré les couvertures à L’Atalante et qui parle de talents à l’époque des colons en Amérique. J’aime bien citer aussi le roman Le Train du Diable [de Mark Sumner], un western épuisé où là aussi, au moins à la traduction, on utilise le mot « talents ». Une des différences essentielles avec la Brigade, c’est que cela m’intéressait d’être au plus près du peuple, davantage que ne le fait Serge, dont les histoires se situent plutôt dans les hautes sphères ou dans un milieu littéraire qui n’est pas le mien.
En même temps vous vous mettez aussi sous le patronage de Baudelaire et de Rousseau, dont les citations émaillent respectivement les deux premiers tomes…
Baudelaire était un amoureux de Paris et le spleen correspondait bien à Babel. Et c’est un auteur très moderne. Mais c’est vrai que le peuple lisait plutôt du feuilleton. J’en ai lu quand j’étais jeune. Je ne me suis pas vraiment replongé dedans. Moi, ce que je lis surtout, c’est de la documentation sur l’époque, des choses très concrètes, par exemple sur le maraîchage à Paris. À l’époque de Trouveur, on pouvait acheter des melons qui avaient poussé à Paris, il y avait quantité de maraîchers dans la région et on trouvait une variété de légumes incroyable. Derrière chaque maison, il y avait un potager. Tout cela a disparu avec Haussmann et avec l’industrialisation.
À vous entendre, vous avez presque plus abordé la Pieuvre en historien qu’en conteur. C’est le cas ?
Je pense avoir réussi mon coup en montrant la vie à l’époque au travers des personnages de fiction. Il y a de l’aventure, des drames mais ça me plaît d’y ajouter une part de réalité sociale. Même quand je faisais Carmen Mc Callum, j’enquiquinais Fred Duval pour savoir qui elle était, d’où elle venait. À chaque fois que j’imagine un personnage, dans ma tête je fais sa bio, je me demande si ses parents l’ont abandonné ou pas, s’ils étaient violents… Cela détermine sa psychologie et sa façon de parler. C’est important, la façon de parler. Et les accents, les langues, c’est compliqué en BD. Dans Babel, j’ai trouvé une astuce qui fonctionne pas mal [NDLR : des dialogues en français marqués d’un astérisque indiquant la langue de laquelle ils sont traduits]. Dans Trouveur, quelque chose manque : les patois ! À Paris, à cette époque-là, on en entendait des centaines, il y avait le quartier des Auvergnats, des gens venus d’Alsace-Lorraine qui ne voulaient pas être Allemands sont venus s’installer en région parisienne. Cela explique pourquoi il y a beaucoup de brasseries à Pantin… Je veux que mes histoires se développent sur un terreau crédible, un arrière-plan social fouillé.
Qu’est-ce qui vous séduit dans cette France de la fin du XIXe-début XXe? Pourquoi selon vous est-elle si peu exploitée dans la fiction ?
C’est en train de venir. Benoît Springer et sa compagne font une d’adaptation d’un bouquin de Victor Hugo, Claude Gueux. Le prochain tome des Contes de la Pieuvre se situera dans le sillage de la Commune. C’est une période sur laquelle on va se pencher de plus en plus, je pense, parce qu’on est en plein mouvements sociaux violents qui rappellent ces événements, avec le même type de réponse. Après la Commune, les vainqueurs ont été très malins. Sur la place même de Montmartre où elle a commencé, là où les Parisiens se sont insurgés contre les Versaillais et le gouvernement de Thiers, les riches et le clergé ont fait construire le Sacré Coeur pour faire oublier le symbole qu’avait été cet endroit. Cette époque m’intéresse parce que c’était un terreau à la fois très politisé et très peu structuré. Rien n’était encore vraiment défini. C’était le tout début du mouvement anarchiste. Louise Michel ne s’en revendiquait pas encore à l’époque. Et le féminisme n’existait pas. Cela m’a beaucoup choqué de découvrir que les textes politiques de gauche, même ceux de Proudhon, parlent peu de la femme en termes égalitaires. C’est ce qui m’intéresse dans la Commune : les gens se battent sans qu’il n’y ait aucun appareil derrière, aucun soutien structuré.
Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer seul au dessin et scénario dans cette aventure ?
J’en avais marre des contraintes du 46 pages. Le mercredi matin, j’emmenais mon fils à une activité et je l’attendais de 8h à midi dans un bistrot. Je me suis dit que j’allais utiliser ces 4 heures hebdomadaires pour faire une page. J’avais un gros bouquin sur Atget que venait de sortir Taschen. J’ai commencé à faire une page par semaine sans savoir où j’allais. Je me suis dit : sur ce truc, tu fais à ta guise, tu ne te contrains à aucune pagination, ça fera le nombre de pages que ça fera. Puis au bout de 10-15 pages, j’ai eu un déclic. Tout m’est tombé sur la gueule : j’ai trouvé l’histoire de Babel et celle de Trouveur, j’ai écrit 5 ou 6 pitches de personnages et j’ai commencé à construire. David Chauvel [directeur de collection chez Delcourt], à qui j’avais montré les pages, a fait entrer Delcourt dans l’histoire, mais ils ne pouvaient pas proposer un prix à la page pour un bouquin que j’imaginais autour de 100 pages. C’est une pagination de roman graphique et le roman graphique est très mal rémunéré. Il m’a alors proposé de mettre mes pages sur un site d’auteurs pro, 8 Comics, qu’ils étaient en train de monter : y contribuaient Olivier Jouvray, Fabien Velhmann, David Chauvel et Cyril Pedrosa, qui commençait à y publier son Portugal. J’ai tenu un an, c’était en 2010-2011. Puis au bout de 50 pages, comme je faisais ça à côté, j’ai fait un burn-out. J’ai tout mis en pause, suis parti sur autre chose et puis quand L’Oeil de la nuit s’est mis à péricliter, David m’a reparlé de Babel et Delcourt m’a proposé quelque chose de plus faisable. On s’est mis d’accord sur 180 pages.
Quelle liberté cela vous a-t-il apporté de travailler seul ?
C’est quelque chose que j’avais déjà fait. J’ai commencé ma carrière en faisant seul 3 tomes de Teddy Bear. Puis travailler sur le label Série B de Delcourt, avec Fred Blanchard et Fred Duval, m’a beaucoup appris. J’ai puisé dans la manière dont Fred Duval et Serge Lehman construisent leurs scénarios. Et puis je lis des BD et je vois beaucoup de films. Je voulais me rapprocher de la littérature : dans un roman, tu peux consacrer 50 pages à un rayon de soleil qui traverse la fenêtre. Je voulais cette liberté dans un récit graphique et on ne peut l’avoir que si l’on dispose d’assez de pages. Dans un 46 pages ou même un 60, c’est impossible.
Et même découper une histoire en plusieurs épisodes de 46 pages, ce n’est pas pareil : chaque album devra avoir un début et une fin, ça nuira au rythme global. Là, la seule contrainte c’est le prix du bouquin : sur Trouveur, j’ai 220 pages. J’aurai bien aimé un peu plus, mais ça commençait à faire un livre trop cher. J’ai resserré un peu les boulons en mettant beaucoup de cases par page.
Mais en vous autorisant tout de même une postface sur un personnage secondaire, la Bête…
C’est un personnage tellement extraordinaire lors de la séquence à Billancourt, mais qu’on voit tellement furtivement, qu’il fallait lui donner un peu d’espace. J’avais envie d’expliquer de l’intérieur qui il est et comment on en est arrivé là, en racontant les événements de son point de vue. C’est toujours intéressant.
Il y a de la place pour 50 histoires et autant de tomes…
J’ai des pistes. Le tome 3 sortira dans un an, je le commence juste. Il va faire 180 pages dessinées. On sera au cœur de l’auberge de la Pieuvre et je vais parler d’un personnage qu’on a déjà vu mais qui n’a pas eu un rôle conséquent. L’histoire se situe avant les autres tomes, en 1879, il y a donc des visages connus qui doivent avoir l’air plus jeune. Ça commence à demander de la rigueur à l’écriture pour ne pas s’y perdre. Et plus je vais faire de tomes, plus ça va devenir compliqué pour moi. Mais ce que je veux vraiment, c’est qu’après avoir lu celui-là, vous relisiez les précédents différemment parce que ça aura apporté une dimension supplémentaire. Que chaque nouvelle histoire soit une nouvelle pierre à l’édifice.
Propos recueillis par Guillaume Regourd
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Un destin de Trouveur.
Par Gess.
Delcourt, 25,50 €, 224 p., avril 2019.
Images © Gess/Delcourt – Photo © Lubrano
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