Au début des années 1980, Craig Thompson – Adieu Chunky Rice, Un Américain en balade, Habibi, Space Boulettes – vivait avec ses parents, son frère Phil et sa sœur Sarah dans une ferme du Wisconsin. De cette enfance au sein de l’Amérique profonde et conservatrice, l’auteur en garde un souvenir mitigé, notamment vis-à-vis du fondamentalisme religieux comme il le narre dans Blankets, prix Eisner en 2004. Il y dénonce l’autoritarisme du père et l’ultra-catholicisme de la mère, ainsi que les discours de ses éducateurs religieux qui tentent de le détourner du dessin, un art jugé frivole.

Avec Ginseng roots, Craig Thompson revient sur ses années d’enfance avec un regard plus apaisé, tout en soulignant une certaine dureté de la vie : difficultés des petites exploitations agricoles, utilisation des pesticides, etc. En effet, les enfants Thompson ont, pendant leurs vacances scolaires, travaillé dans les champs de ginseng de l’État du Wisconsin, premier producteur mondial de la célèbre racine chinoise, afin d’aider leurs parents à joindre les deux bouts. Craig Thompson y raconte des matinées pénibles, mais évite de sombrer dans le misérabilisme : en échange de leur travail, les enfants Thompson recevaient quelques précieux dollars qui leur permettaient d’acheter des comics. 

Loin de s’arrêter à la biographie familiale, Craig Thompson fait des allers-retours avec l’époque actuelle. Il parle de ses parents, toujours installés dans le Wisconsin, de sa sœur et de son frère, n’hésitant pas à représenter bon nombre de conversations intimes. Même si on peut trouver le procédé impudique, la démarche de l’auteur est empreinte d’amour pour sa fratrie – plus critique envers ses parents – et d’une profonde sincérité. À cela, s’ajoute un véritable documentaire sur le ginseng, cette plante originaire de l’Asie du Nord-est aux vertus pharmaceutiques, qui nous plonge dans une géopolitique de la culture de la racine, mettant au premier plan les deux géants du monde, les États-Unis et la Chine, pays dans lequel il se rend avec son frère.

L’auteur primé livre, une nouvelle fois de plus, un ouvrage d’une grande densité, aux planches riches de nombreux détails et d’une réelle inventivité. Son noir et blanc habituel se mue en bichromie avec l’ajout du rouge, couleur des fruits de ginseng, couleur de la Chine et, peut-être, couleur de la souffrance, celle du travail dans les champs ou celle de la maladie des mains de Craig Thompson.

Il faut accepter de se laisser happer par cette BD imposante de 448 pages, accepter aussi d’y revenir une deuxième et troisième fois afin d’en faire émerger tous les détails et surtout la belle sensibilité de l’auteur.