Grand Prix d’Angoulême 2014 : et si c’était Alan Moore ?
BoDoï dresse le portrait des finalistes pour le Grand Prix 2014 du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. Aujourd’hui : Alan Moore.
Des œuvres multi-récompensées par les plus grands festivals (2 prix du meilleur album étranger au Festival d’Angoulême 1989 pour Watchmen, et l’année suivante pour V pour Vendetta ; 25 Eisner Awards !), des plus ou moins réussies adaptations au cinéma… Souvent cité comme référence majeure, Alan Moore est à 60 ans l’un des plus grands scénaristes du 9e art. Pour avoir fait de la BD un médium plus adulte en révélant toute sa force littéraire.
Après une brève et peu concluante parenthèse graphique, le natif de Northampton fait ses premières armes dans la revue britannique A.D. 2000, y scénarise des histoires loufoques déjà innervées par une vision engagée du monde, dont le potentiel saute aux yeux (D.R. et Quinch, 1983). Il connait ensuite son premier succès avec la reprise magistrale d’une licence moribonde de l’éditeur américain DC Comics, Swamp Thing.
Mais, dès 1987, il frappe fort avec l’uchronie Watchmen, relecture et déconstruction de la figure des super-héros, démiurges torturés et menacés par l’imminence d’une Troisième Guerre mondiale. Une véritable rupture, une révolution narrative, donnant un coup de vieux à Superman et consorts. Puis Moore enchaîne avec deux coups d’éclat qui l’installent définitivement dans le panthéon de la BD : V pour Vendetta d’abord, écrit entre 1981 et 1990, dystopie anarchiste peignant une Angleterre fasciste en fin de cycle, attaquée par V, terroriste masqué au sourire moqueur, symbole d’une utopie destructrice. Beaucoup y ont vu, à raison, une charge anti-Thatcher, Premier Ministre anglais de l’époque. Puis vient le vertigineux From Hell (1991-1996), étude ultra-fouillée du parcours de Jack L’Éventreur au cœur du Londres victorien, autopsie d’un monde hanté par l’horizon de l’apocalypse et réflexion hallucinée, mystique et philosophique, sur les ressorts de l’essence humaine. Trois chefs-d’œuvre d’une ambition folle, exigeants et passionnants, autant de leçons de maîtrise de l’écriture dans des récits étalés sur plusieurs années. Et des thèmes récurrents : le désenchantement croissant des sociétés, l’aliénation des êtres, le mal et ses déclinaisons crépusculaires, la folie…
Au-delà de ces pépites incontournables, difficile de résumer trente ans de carrière passés à naviguer entre les genres avec succès, de la SF (The Ballad of Halo Jones) aux récits de super-héros (Top Ten, Batman : The Killing Joke) en passant par la saga culte mais inégale de La Ligue des Gentlemen Extraordinaires, aventure steampunk recyclant les personnages de la littérature anglaise confrontés aux événements des XIX/XXe siècles. Sans oublier une incursion dans la BD érotique avec le retentissant Lost Girls (dessiné par sa compagne Melinda Gebbie), ou l’adaptation d’une pièce de théâtre, La Coiffe de naissance, ou bien encore l’étrange roman La Voix du feu. Pour l’anecdote, le récent Les 1001 BD qu’il faut avoir lues dans sa vie en fait d’ailleurs l’artiste au plus grand nombre d’oeuvres citées (12). Les BD d’Alan Moore constituent aussi des rencontres marquantes avec les dessinateurs Dave Gibbons, Kevin O’Neill ou Eddie Campbell, chacun sachant traduire par son trait les visions cauchemardesques, torturées ou excentriques du scénariste.
À côté d’un parcours irréprochable, la personnalité de ce touche-à-tout suscite le débat, effraie ou fascine : son goût assumé pour la magie, ses positions anarchistes, son rejet de la société du spectacle et de l’économie libérale, ses démêlés avec des éditeurs lui valent l’agacement d’une partie du public. Mais la très grande majorité salue depuis longtemps le parcours hors norme d’un auteur visionnaire dont les œuvres, conçues à rebours de toutes les conventions, ont marqué à jamais l’imaginaire des lecteurs. Érudite et sombre, universelle et d’une profondeur saisissante, l’œuvre immense d’Alan Moore explore les tréfonds de l’âme, réinvente les codes narratifs et fuit toute analyse définitive. Hantée par les obsessions de son auteur, elle est aussi traversée par ce brin de folie qui fonde les mythes. Un prix à Angoulême 2014, un de plus et peut-être pas le moins symbolique, ne serait que justice.
Pour aller plus loin :
– Alan Moore, une biographie illustrée (Gary Spencer Millidgen, Alan Moore, Frank Quitely, Dargaud)
– La retranscription par The Guardian/The Observer d’une récente interview d’Alan Moore, dans laquelle il déplore la mode actuelle des super-héros, s’explique sur des accusations de racisme et de représentation à outrance de scènes de viols, et affirme qu’il va moins se présenter au public et donner moins d’interview, afin de se consacrer à son travail d’écriture…
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Merci pour cet article érudit qui donne envie d’en savoir plus, mais justement quand j’ai voulu lire l’interview du Guardian, je n’ai pas pu…
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