Grand Silence
La société a son lot de tabous, mais il en est un qu’on pourrait, sans trop se mouiller, qualifier de tabou des tabous : l’inceste. Il touche tout un chacun. Directement ou indirectement. Qu’il le sache ou non. Les chiffres sont là pour le rappeler : 165 000 enfants sont victimes de viols ou tentatives de viols chaque année, le plus souvent par des parents proches. Et c’est en tout 10 % des Français qui déclarent en avoir été victimes ! Pourtant chaque année les chiffres se répètent et rien ne semble enrayer cette ignominie qui se terre dans un silence assourdissant.
Le sujet est inévitablement extrêmement difficile, délicat. Les deux autrices ont choisi de l’approcher par la métaphore, l’allégorie et le conte afin de ne pas rentrer dans l’individualité et viser l’universel. C’est pour cela que dans cette histoire il y a un bâtiment bien particulier. Une usine qui avale les cris, les craintes, les peurs, les appels à l’aide des enfants… et qui les laisse sans voix face à l’horrible réalité de ce qu’ils viennent de subir. En résulte un grand silence vis-à-vis d’eux, des actes commis, des violeurs et de la société. L’image est assez claire pour figurer la triste vérité : le sujet n’est pas seulement tabou, il est complètement éludé, enfermé entre la honte, la haine et la crainte d’être pris pour un menteur.
Car une fois l’acte commis, l’agresseur n’a finalement que bien peu de choses à craindre, alors que l’agressé vivra avec cet instant, ces gestes, ces attouchements, ces horribles souvenirs toute sa vie. Théa Rojzman (Scum, Émilie voit quelqu’un…) ne s’en cache pas, elle fait partie de ces 10 % et elle sait parfaitement de quoi elle parle. Les enfants grandissent et se construisent avec ça. Malgré ça. Chacun fait comme il peut et les séquelles psychiques et physiques sont aussi nombreuses que diverses.
Avec la douceur graphique de Sandrine Revel (Chroniques de San Francisco, Glenn Gould, une vie à contretemps) comme bouclier, les deux autrices expriment les différents mécanismes et conséquences des violences sexuelles infligées aux enfants. Elles ne montrent pas directement (à quoi bon ?) et évoquent très clairement le problème sous ses nombreuses aspérités. Puissante, terrible, importante, nécessaire, leur bande dessinée lance un appel à la libération de la parole par la poésie plutôt que par la violence. Cela fait déjà bien longtemps qu’il serait nécessaire de briser ce grand silence, et si cet album pouvait y parvenir ne serait-ce qu’un peu, ce serait déjà une première victoire.
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