Guibert, Alan et le photographe à l’Académie des beaux-arts
Lorsque l’Académie des beaux-arts propose pour la première fois de son histoire (dans le cadre de BD 2020) une exposition autour de la bande dessinée à Emmanuel Guibert, que choisit de mettre en avant le lauréat du Grand Prix 2020 d’Angoulême ? Ni ses albums pour la jeunesse (Sardine de l’espace, Ariol…) ni ses livres d’art (Italia, ou le récent Légendes consacré à ses dessins dans les musées…). Non, ce dont il est le plus fier, ce sont ses amis.
Deux d’entre eux sont mis à l’honneur dans l’exposition inaugurée le 9 septembre en présence de l’auteur. La première partie est consacrée à Alan Ingram Cope, soldat américain natif de Pasadena (Californie) dont Emmanuel Guibert fait la connaissance par hasard en 1994 sur l’île de Ré, en lui demandant son chemin. Devenus amis, les deux hommes ont entretenu une correspondance (« deux tiroirs pleins ») et se sont téléphoné « tous les jours, à la fin ». Mort en 1999, pratiquement dans les bras d’Emmanuel Guibert, Alan Ingram Cope avait eu le temps de lui raconter, durant de longs après-midis dans son jardin, « entourés de bières et de Coca-Cola sortis du puits », sa jeunesse, Martha son amour d’enfance, et sa mobilisation comme G.I. durant le second conflit mondial. De ces conversations sont nés trois albums : La Guerre d’Alan (trois tomes publiés entre 2000 et 2008), L’Enfance d’Alan (2012) et Martha & Alan (2016), tous publiés à L’Association.
Parmi les originaux exposés à l’Académie des beaux-arts, certains ont été dessinées sur des feuilles de plastique transparent (Rhodoïd), pour deux raisons. La première : « J’ai fait de belles images, car Alan les aurait aimées, elles sont « chiadées, à l’ancienne », c’est comme un cadeau que je lui fais. » L’autre raison, c’est qu’Emmanuel Guibert se méfie des techniques que l’on maîtrise, au risque de s’endormir : « Sur les Rhodoïd, le dessin est à la merci du moindre postillon ou griffure, c’est comme marcher sur un lac gelé dont la glace serait extrêmement fine. Il faut recommencer à la moindre étourderie… » Ce support fragile permet néanmoins de travailler par transparence et de créer des épaisseurs.
La scénographie est bien pensée, comme avec ce grand panneau d’Alan enfant, les pieds dans l’eau (la couverture de l’album), qui frappe dès l’entrée dans le pavillon (tragique anniversaire : il fait penser à l’autre petit Alan, migrant syrien dont le cadavre photographié sur une plage de Turquie il y a tout juste cinq ans a bouleversé le monde). Le nôtre grandit, mais la guerre et l’océan Atlantique le séparent de Martha, séparation symbolisée par un espace vide, avec d’un côté, Alan sur son île de Ré, et de l’autre, Martha et son mari sur une plage du Pacifique.
S’ajoutent d’autres curiosités, tel ce diaporama diffusant des croquis de Saint-Martin (commune rétaise), une boîte en cerisier taillée au canif par un ancêtre ou le CD La musique d’Alan (label Vision fugitive, août 2020) concocté par six musiciens, trois Français et trois Américains, à la demande de Philippe Ghielmetti, producteur de jazz et commissaire de l’exposition.
La seconde partie est dédiée à un autre ami, Didier Lefèvre, alias Le Photographe. Il avait 21 ans quand Emmanuel Guibert, son voisin d’immeuble âgé de 14 ans, l’a apprivoisé. Biologiste de formation, il était « drôle, tendre et c’était un admirable photographe ». Bousculé par la crise de la presse et l’arrivée de la photo numérique, Didier Lefèvre se morfond à Paris. Emmanuel Guibert lui propose des déjeuners mensuels. Le premier rassemble une grande tablée d’auteurs de bande dessinée : Sfar, Satrapi, Boutavant… qui le bombardent de questions sur son métier. De là jaillira l’idée du récit de sa première mission de reporter en Afghanistan, la trilogie Le Photographe (Dupuis, Aire Libre, 2003, 2004, 2006). « C’est en voyant les planches-contacts des photographies que j’ai pensé à des cases de B.D. Il ne manquait que les bulles, mais je les avais dans les paroles que m’avait confié Didier », se remémore Emmanuel Guibert. Le projet n’aurait jamais abouti sans la confiance solide entre les deux hommes, car « les planches-contacts sont beaucoup de photos « ratées » aux yeux du photographe, comme des feuilles de brouillon d’un écrivain, et moi je voulais les publier dans un livre… »
Les superbes planches originales à l’encre – que l’on préfère de loin à la version imprimée en couleur – valent le détour. Au centre de la pièce, des vitrines contiennent les dessins originaux des couvertures, une dizaine de versions de l’album traduit en langue étrangère, des carnets de voyage de Didier Lefèvre « annotés avec sa belle écriture de fils d’institutrice », des photos de chevaux en détresse… Surplombant cette vitrine centrale, un travelling reprend la séquence où Didier Lefèvre discute avec Juliette, la chef de mission de MSF en Afghanistan, pour lui dire qu’il souhaite rentrer seul au Pakistan… Dans un coin, les vêtements taillés sur mesure pour Didier dans un bazar pakistanais (scène que l’on voit au début du premier album), son patou (couverture afghane), des besicles, des bottes en cuir de chèvre et semelles en pneu…
Dans le prolongement de la vitrine centrale, un écran où défilent d’autres photographies de Didier Lefèvre, extraites notamment du livre Voyages en Afghanistan : le pays des citrons doux et des oranges amères (éditions Ouest France, 2003). Enfin, sur le dernier pan de mur de cette salle de chapelle, trois photographies immenses en noir et blanc des « trois Alain ». Chacune est un hommage d’un des confrères et amis de Didier Lefèvre : Alain Keler (sujet d’un autre album d’Emmanuel Guibert : Des nouvelles d’Alain, Les Arènes, 2011), Alain Tendero et Alain Bujak (le « tireur » de Didier).
Avec cette exposition comme avec ses livres, Emmanuel Guibert n’a qu’une envie : « La volonté de faire des cadeaux à des gens que j’ai aimés. Cette amitié s’est nourrie de complicité, de confiance, tous ces mots qui commencent par con- et qui m’ont permis de faire connaître des personnages inconnus, mais qui ont joué un rôle important. Ainsi les disparus restent extrêmement vivants en moi. » Dans ce lieu symbolique de l’Académie des beaux-arts, qui « encourage la création artistique dans toutes ses formes d’expression », l’auteur souhaitait avant tout que les visiteurs soient illuminés par Alan et Didier, qu’ils repartent avec les mêmes sensations et impressions que celles qu’il a ressenties en écoutant leurs récits. Un souhait exaucé.
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Exposition « Emmanuel Guibert. Biographies dessinées »
Académie des beaux-arts
Pavillon Comtesse de Caen, Palais de l’Institut de France
27, quai de Conti – 75006 Paris
Jusqu’au 18 octobre 2020 – du mardi au dimanche 11h-18h (gratuit)
www.academiedesbeauxarts.fr
Photos © Natacha Lefauconnier pour BoDoï
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