Hersent et Morvan à l’état « Sauvage »
Petite fille arrachée de sa famille des Amériques au début du XVIIIe siècle, celle qui se fera baptiser plus tard Marie-Angélique Le Blanc est un cas fascinant d’enfant sauvage. Car après s’être enfuie d’un atelier où on la martyrisait, elle a vécu une dizaine d’années dans les forêts françaises. Avant d’être recueillie par une communauté religieuse, de revenir peu à peu à la vie civilisée et même devenir une femme lettrée. C’est ce destin incroyable que raconte le beau one-shot Sauvage, sorti en janvier chez Delcourt. Rencontre avec sa dessinatrice, Gaëlle Hersent, dont c’est le premier livre, et Jean David Morvan, son chevronné scénariste.
Comment avez-vous pris connaissance de cette histoire vraie?
Gaëlle Hersent : Un soir, en faisant des recherches un peu au hasard sur les enfants sauvages, un sujet qui m’intéressait, je suis tombée sur quelques lignes évoquant Marie-Angélique Le Blanc. À partir de là, j’ai tiré sur la bobine… Puis j’ai rencontré Jean David, et on a commencé à en parler…
Jean David Morvan : Je suis originaire de Reims, et c’est une histoire qui est encore un peu vivante dans cette région, où Marie-Angélique a été recueillie. En cherchant un peu, car moi aussi j’ai toujours été intéressé par le mythe de l’enfant sauvage, je suis tombé sur un article du journal L’Union sur le sujet. J’ai alors rencontré le journaliste auteur de l’article, qui m’a tout simplement donné le livre de Serge Aroles qui fait référence sur cette histoire, ouvrage à compte d’auteur presque introuvable aujourd’hui. Ce qu’il y raconte était encore plus incroyable que ce que j’imaginais !
G.H.: Nous avons alors démarré nos recherches, sur le terrain notamment. À Songy, dans la Marne, là où elle fut découverte, Marie-Angélique a longtemps fait partie de l’imaginaire collectif… On en parlait aux enfants qui ne voulaient pas dormir, comme le croquemitaine ! Ensuite, Aurélie Bévière s’est plongée dans la somme énorme de documentation que Serge Aroles a mis des années à accumuler, afin d’en dégager l’essentiel pour une adaptation en BD.
Alors qu’en France, on l’a quelque peu oubliée…
G.H. : Oui, sans doute en partie à cause de la médiatisation plus importante de l’histoire de Victor de l’Aveyron, dont François Truffaut a tiré son film L’Enfant sauvage. Car le docteur Itard, qui s’est occupé de cet enfant, a aussi laissé beaucoup de notes, a développé une pédagogie. Il n’y a rien eu de tel pour Marie-Angélique.
Comment mettre en scène cette vie décousue, pour en faire une bande dessinée ?
J.D.M : Son parcours, son itinéraire à travers la France, globalement, on le connaît. Mais il n’était pas intéressant de le raconter de manière linéaire. Il a donc fallu ajouter des éléments de fiction, à nous, afin d’insuffler du rythme au récit et de proposer un livre grand public sur le sujet. Et il y avait ses dix années de vie sauvage dans la campagne française, en compagnie d’une petite fille noire. Ce long morceau de son histoire, un peu hors du temps, était aussi l’un des plus intéressants, et nous tenions à lui accorder une large place. Cette partie, je ne l’ai même pas écrite, j’ai laissé les mains libres à Gaëlle.
G.H. : Je n’ai pas trop préparé mes planches, pour conserver un trait vivant, un maximum de mouvement et de liberté, pour toujours dessiner à l’instinct.
J.D.M. : En abordant cette histoire, j’ai tout de suite vu qu’on aurait besoin d’au moins 150 pages [le livre en compte 200 au final], et j’avais peur que ce soit trop dur pour la première BD de Gaëlle…
G.H. : Au départ, je pensais faire un storyboard complet en couleurs et je me suis vite rendu compte que ce serait trop de boulot ! En revanche, en dessinant, j’avais toujours en tête des ambiances colorées, car je voulais conserver dans le livre un équilibre entre le trait et la couleur.
Vous venez de l’animation. La création d’une bande dessinée a-t-elle été éprouvante pour vous ?
G.H. : Non, car la BD, j’en fais depuis que je suis adolescente ! J’ai fait les Beaux-Arts d’Angoulême en section BD, avant de m’orienter vers le cinéma d’animation. Et comme tous les animateurs, je dessine tout le temps dans un carnet. Après, la grosse différence, c’est que j’ai bossé deux ans et demi à plein-temps sur ce projet, et cela peut devenir assez obsédant. Je voyais Marie-Angélique tout le temps à côté de moi !
Il n’existe pas de portrait d’elle. Comment avez-vous décidé de ses traits ?
G.H. : D’après les recherches, Marie-Angélique était très certainement amérindienne. Nous nous sommes inspirées de photos anciennes, pour composer un personnage qui fasse un peu indien, sans tomber dans la caricature.
J.D.M : Quant à moi, je tenais à montrer que ce n’était pas une calculatrice, qui aurait menti sur ses années d’errance en forêt. Pour moi, elle ne s’en souvient tout simplement pas. Elle en souffre car cela fait partie de son histoire, et parce qu’il y a un traumatisme important dans cet épisode de sa vie. C’est le coeur de l’histoire et c’est à partir de là que nous avons construit le livre.
La couverture, sur laquelle on voit votre héroïne, hirsute et maculée de sang, avaler une grenouille au bord d’une mare, tranche avec la douceur générale de l’album.
G.H. : Je voulais qu’on la surprenne dans la forêt, qu’on échange un regard avec elle, quelque chose qui interpelle. Elle évoque une rupture, le point de départ de notre livre : son passage à Songy, alors qu’elle sort de sa forêt et peine à se déshabituer de sa vie sauvage. C’est vrai qu’elle est sanguinolente, mais elle est finalement assez soft…
J.D.M. : Comme Gaëlle, cette couverture m’a semblé logique tout de suite. En revanche, elle n’a pas vraiment plu à Serge Aroles. Il avait assez peur de ce que nous allions faire de son livre, car il a travaillé tellement longtemps sur la vie de cette femme qu’il veut la protéger. Au final, il a apprécié notre travail, mais pas la couverture, qu’il juge trop dure…
Vous avez évoqué la durée, 2 ans et demi, de création de l’album. Peut-on vivre décemment en tant qu’auteur dans ces conditions ?
G.H. : Non, la simple avance sur droits de l’éditeur ne suffit pas pour vivre correctement tout ce temps. J’ai travaillé un peu sur des projets d’animation, j’ai touché des Assedics pendant huit mois, j’ai pioché dans des ressources personnelles… Dans l’animation, notamment pour ceux qui se concentrent sur les courts-métrages, le chômage est une réalité. Mais en tant qu’auteur de BD, on n’est pas intermittent, on ne touche pas d’indemnité… Il faut réussir à trouver un équilibre, ce n’est pas évident.
J.D.M. : On sait qu’on fait un métier à risques, mais si on veut qu’il se perpétue, il faut qu’on puisse manger ! Pour ma part, je ne suis certainement pas à plaindre. Mais ce que je constate, c’est que les auteurs travaillent aujourd’hui pour moins d’argent qu’il y a quelques années. Contrairement aux États-Unis, où les comics fonctionnent dans une industrie bien huilée, la bande dessinée en France est un artisanat, qui va devoir établir de nouvelles règles et façons de fonctionner pour perdurer.
Quels sont vos projets ?
G.H. : Pour l’instant, rien de concret, je note des petites choses ici ou là…
J.D.M. : Attention Gaëlle, il ne faut pas trop tarder avant de remonter à cheval ! De mon côté, toujours plusieurs projets. Je travaille notamment avec la Fondation Cartier-Bresson et Magnum Photos, pour un album sur le travail d’Henri Cartier-Bresson pendant la Seconde Guerre mondiale et sur les camps de concentration. Avec Sylvain Savoia au dessin.
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Sauvage.
Par Gaëlle Hersent, Jean David Morvan et Aurélie Bévière.
Delcourt, 24,95 €, janvier 2015.
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