Ici
L’idée est lumineuse, l’ambition folle, le résultat puissant : exposer une pièce d’intérieur vue du même angle pendant 300 pages. Dit ainsi, ça peut paraître sans intérêt. Mais le coup de maître, c’est de raconter l’histoire de cet espace domestique sur des milliers d’années, des dinosaures aux hologrammes du futur : banales histoires de famille, catastrophes naturelles, importance décisive du hasard ou du destin, vanité du présent éclairé par les relations humaines ou éclipsé par une nature souveraine, photographies visionnaires neutralisant un instant l’essence des choses…
Rien que des faits brillamment agencés : cases de taille variable et dates lointaines se superposent, résonnent ou s’annulent, tissant des passerelles ouvertes sur l’éternité en un télescopage fécond. Avec cette manière de confronter les époques pour matérialiser l’épaisseur d’une durée, tout paraît vain et/ou signifiant, accessoire et/ou crucial. Au bout de vingt pages, pourtant, on craint la répétition. Mais comme par magie, le vertige nous saisit. C’est que la mise en scène fourmille de détails, de surprises et de non-dits que seul un lecteur actif – témoin, voyeur ou gardien du temps – pourra reconstruire. Une chaise sur le point de basculer, bascule réellement 100 pages plus tard. Entre temps, des sociétés et des animaux se sont fait spolier leurs terres. Suspendu ou étiré, répété ou saccadé, le temps s’incarne sous nos yeux pour offrir l’image d’un continuum chaotique, pourtant investi de sens. Et même parfois amusant quand la routine confine à l’insolite. C’est l’idée du livre-palimpseste recomposant les mémoires à travers la multiplicité des regards. Car de l’effacement des traces, de l’oubli volontaire ou inconscient jaillira le sens… ou pas.
Mais le défi esthétique est lui aussi remporté haut la main : l’auteur conforme en effet son dessin à l’époque. Il modernise ou archaïse son trait, le floute ou le lisse, au crayon ou à l’ordinateur, puis mélange teintes et couleurs. Effet garanti ! Plus vertigineuse que jubilatoire ou palpitante, la lecture d’Ici s’impose par sa subtilité, car le livre est issu d’une profonde réflexion sur le fond et la forme. Par l’image, Richard McGuire réveille ou anticipe des temporalités, en extirpe le sel de l’existence, pour faire de son puzzle narratif une réussite totale. Déjà une des BD marquantes de 2015.
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